« Fatherland », Robert HARRIS

En avril 1964, à Berlin, quelques jours avant l’anniversaire du Führer Adolf Hitler, Xavier March, policier à la Kripo (Kriminal Polizei), se voit chargé de vérifier que le cadavre retrouvé sur les bords de la Havel a bien été victime d’une noyade accidentelle. Or il s’avère que l’individu en question est un ancien membre du parti nazi : de quoi entraîner March, déjà dans le collimateur de la Gestapo pour manque de ferveur envers le régime, dans les eaux troubles d’une affaire où il va se mettre lui-même en danger, ainsi qu’une journaliste américaine, Charlotte Macguire, elle aussi impliquée dans l’histoire …

Eh oui, vous avez bien lu : on est en 1964 et Hitler, maintenant âgé de 75 ans, est toujours au pouvoir. « Fatherland » est une uchronie, une référence en la matière (piochée dans « Le Guide de l’uchronie ») qu’il était temps pour moi de découvrir compte tenu de mon goût pour cette thématique. Et il ne s’agit pas que d’un élément de décor : l’hégémonie européenne de l’Empire allemand et du parti nazi marque de sa colossale (je fais allusion aux monuments et autres édifices démesurés érigés en son honneur à Berlin) empreinte le pays et ses habitants : même le petit garçon de March regarde son père (divorcé) de travers, allant jusqu’à le qualifier d’« asocial », car il ne montre guère d’enthousiasme pour tout ce qui se rapporte, de près ou de loin, au national-socialisme, alors que son fanatisme à lui, membre d’un mouvement pour les enfants de son âge, confine à l’idolâtrie.
La population fait l’objet d’une classification raciale discriminante (trop loin du profil aryen type, pas d’accès à la fonction publique), homosexualité et union interraciale figurent au rang des crimes capitaux, l’avortement est passible de mort … Les gens, sous l’égide des traditionnelles valeurs Kinder, Kirche und Küche (enfants, église et cuisine), vivent dans un état de surveillance et suspicion permanentes (on appelle « coup d’œil à l’allemande » le regard furtif porté autour de soi avant de parler, pour vérifier que personne n’écoute), chacun guettant et dénonçant les éventuels manquements de ses voisins : la Gestapo (Geheime Staatspolizei : police secrète d’état) a de quoi s’occuper.
March, quant à lui, officier naviguant dans un sous-marin pendant 10 ans, durant la guerre, n’avait pas reconnu son pays lorsqu’il avait quitté l’uniforme militaire. En intégrant la police, force lui avait été d’en endosser un autre, celui du parti nazi, la Kriminalpolizei ayant été fusionnée à la SS, avec un grade honoraire pour les inspecteurs comme lui. Mais comme il n’a jamais été au-delà de ce strict nécessaire, il a été systématiquement exclu des promotions et se doute que le dossier des critiques à son égard, quelle que soit son efficacité professionnelle, doit déjà être consistant.

En tirant les fils de l’affaire de la noyade, March se rapproche dangereusement de la zone interdite des compromissions et autres secrets de l’histoire récente, soigneusement dissimulés par le régime en place, soucieux d’effacer des mémoires tout ce qui peut nuire à son image (d’ailleurs les photocopieuses sont une curiosité, leur distribution étant « strictement contrôlée pour empêcher les subversifs de répandre la littérature interdite »). Le moment est d’autant plus mal venu que Kennedy vient d’accepter une invitation en septembre prochain, laissant augurer un rapprochement entre les deux grandes puissances, alors que depuis vingt ans l’Amérique soutient la guérilla menée par les soviétiques aux frontières est de l’Allemagne.
« Fatherland », portrait d’une dictature qui aurait pu perdurer et s’étendre si … (tout ce que j’aime dans le jeu savant des uchronies, où on explore d’autres embranchements possibles du cours des événements), est donc un thriller sous haute tension : on s’inquiète en permanence pour notre courageux policier franc-tireur, bien décidé à mettre au jour ce qui doit l’être, et aussi pour la jeune et pugnace Charlotte (au charme de laquelle il n’est pas insensible).
Un roman noir intelligent, lucide et terriblement percutant (suivi d’une note de l’auteur où il récapitule les différences apportées dans le livre au sort des personnages ayant existé et explique s’être basé sur des faits réels pour la création de certains documents clés) : une réussite !

« Fatherland », Robert HARRIS
titre original Fatherland (1992)
traduit de l’anglais par Hubert Galle
éditions pocket (425 p)

22 commentaires sur “« Fatherland », Robert HARRIS

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    1. 420 pages, un pavé, tu plaisantes j’espère 😂?! On est passés à 550 pages l’année dernière (on était à 600 jusque-là), alors avec 420, on est trèèès loin du compte !

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            1. Non, elle ne me tente pas spécialement, car les deux romans que j’ai lus de Jo Walton (« Morvenna » et « Mes vrais enfants ») ne m’ont pas autant emballée que l’ont été bon nombre de blogueurs..

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          1. Argh, moi aussi je voulais lire « SS-GB », mais je vais faire celle qui n’a rien vu, rien lu, rien entendu du comm précédent 😆

            La preuve, je n’ai pas réussi à entrer dans Fatherland… Ce fut une lecture catastrophe, comme quoi 🙂

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  1. Super ! Je connais Robert Harris par ses deux Ciceron que j’avais dévoré. Je vais essayer de me trouver celui-ci. Est-ce qu’on a un genre d’ambiance à la Maître du Haut-Chateau ? Ou rien à voir du tout ?

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    1. Pas lu « Le Maître du Haut-Château » (peur de m’y ennuyer, compte tenu de certains échos que j’en ai eus), donc je ne peux pas comparer. Ici, on est en mode enquête policière dans un pays dictatorial (et je ne me suis pas ennuyée 😉 ).

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  2. Je l’avais lu après The plot against America de Roth, et la comparaison lui avait été fatale…lecture fort mitigée pour ma part. Il ne m’en reste aucun souvenir d’ailleurs. 🙂

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