« La monture », Carol EMSHWILLER

Depuis maintenant plusieurs générations, les humains ont été convertis en montures par les Hoots, créatures extraterrestres de petite taille et aux jambes malingres inaptes à les transporter, qui ont débarqué un jour sur leur planète. Les Hoots affirment aux humains que cette situation ne leur porte aucun préjudice : au contraire, elle va de soi puisque les Hoots leur sont supérieurs, grâce à leurs sens de la vue, de l’ouïe et de l’odorat bien mieux développés, et pourvoient à leurs besoins.
A bientôt douze ans, Smiley, alias Charley de son nom de personne, est fier de faire partie des meilleures montures potentielles puisqu’il appartient à la puissante race des Seattles : des Sams (nom donné par les Hoots aux mâles, les femelles étant des Sues) très grands, capables de porter de lourdes charges et de courir longtemps. Son dressage s’effectue en même temps que l’apprentissage des règles de monte par son cavalier, Petit-Maître, encore un bébé Hoot mais il n’est pas n’importe qui : c’est Son-Excellence-Vouée-À-Devenir-Notre-Maître-À-Tous.
La vie bien ordonnancée de Smiley, reposant sur des principes auxquels il croit, vole en éclats quand une horde de Sauvages fait irruption dans la ville, tuant les Hoots et saccageant leurs demeures, tout en faisant sortir les montures des stalles où elles sont retenues.
Au péril de sa vie, Smiley défend Petit-Maître. Mais celui qui est à la tête des Sauvages et a failli tuer son cher cavalier n’est autre que son père, qu’il n’avait jamais rencontré, venu exprès pour l’arracher à son environnement domestique …

Extrait (c’est le début du roman) :

« Nous ne sommes pas contre vous, nous sommes avec vous. En fait, nous sommes bâtis pour vous, tout comme vous êtes bâtis pour nous, afin que nos faibles petites jambes puissent pendre sur votre poitrine et nos queues sur votre dos. Exactement comme vous portez si souvent votre propre progéniture quand elle est petite et faible. C’est une joie. Semblable à une promenade avec sa mère.
Vous serez libres. Vous aurez un lit. Vous aurez un robinet et une étagère. Nous vous complimenterons si vous faites les choses assez vite et si vous ne faites pas les difficiles. Nous masserons vos jambes et nettoierons vos pieds, et vous, les Sams, vous avez intérêt à bien vous tenir.
Vous nous appelez toujours extraterrestres, bien que nous habitions votre monde depuis des générations. D’ailleurs, pourquoi appeler étrangers ceux-là même qui vous ont apporté la santé et le bonheur ? Regardez comme nous nous complétons, vous et nous. Comme si nous étions faits l’un pour l’autre alors que nous provenons de mondes éloignés. »

Pour Charley, qui après quelques pages devient le narrateur, le père qu’il découvre est un étranger effrayant, un homme au regard fou et au visage marqué de cicatrices, à l’élocution difficile mais dont l’autorité naturelle est pourtant reconnue par tous ceux qui l’accompagnent. Appréhender cet inconnu, si soucieux de le délivrer d’une vie que lui aimait, ne sera pas tâche aisée : Héron, c’est son nom, est un homme silencieux et farouche, porté à la solitude, avec lequel communiquer ne va pas de soi.
Surtout, Charley, à douze ans, a ce côté légaliste qu’on peut retrouver chez des enfants de son âge : il a le chaos en horreur et rejette les mœurs rustiques des Sauvages, réfugiés dans les montagnes, lui qui était habitué au confort de la ville et appréciait les beautés qu’elle pouvait offrir. Ses objectifs étaient clairs : devenir une monture belle et performante pour gagner des courses et recevoir des trophées.

Le lecteur, bien sûr, fait un parallèle constant entre les montures et nos chevaux, car l’auteure s’est amusée à multiplier les clins d’œil se référant à notre goût pour la chose équestre (les montures font l’objet de tableaux, pour ne citer que cet exemple). Cependant ce parallèle n’est qu’un premier plan, le propos va bien au-delà. Car les Hoots savent que les humains sont une espèce pensante et parlante (ils peuvent s’exprimer si on leur donne l’autorisation de parler), aptes à l’écriture et aux réalisations techniques. Mais toutes ces capacités sont étouffées au profit d’un pseudo pacte d’intérêt mutuel … qui en réalité n’a jamais été conclu.
Que Charley en ait conscience ou non, les Hoots assoient leur domination par la force, grâce à des techniques spécifiques, que le lecteur apprendra à connaître au fil des pages (en premier lieu, le saut d’étranglement, avec leurs mains disproportionnées hyper puissantes). Si le gant se veut de velours (les Hoots se targuent d’être gentils et c’est vrai qu’ils répugnent à tuer), la main à l’intérieur est de fer, et je n’évoque pas ici ce qu’il advient des rebelles, comme le père de Charley, on constatera qu’ils ne sont pas vraiment traités gentiment.
Quant au volet psychologique de cet asservissement, il est simple : les Hoots veillent à convaincre les humains qu’ils ne sont pas aussi intelligents qu’eux, pour qu’ils acceptent leur condition soumise.

« La monture » est un roman d’apprentissage, court mais dense. Charley en lui-même, capable de clairvoyance lorsqu’il cesse de s’aveugler volontairement et observe vraiment ce qui l’entoure, y revêt autant d’importance que sa relation particulière avec Petit-Maître, lui aussi endoctriné depuis son plus jeune âge et, au moins au départ, installé dans ses certitudes.
Au fil des péripéties qu’ils traversent ensemble, tous deux grandissent. En pleine confusion, souvent, car ils ne savent plus de quel côté ils sont, celui des Sauvages ou celui des civilisés, au sujet desquels on voudrait que leurs yeux se dessillent. Les relations de dominant à dominé, régulièrement testées voire inversées par chacun des deux, présentent des frontières mouvantes et perméables. L’éveil à la conscience et à la capacité de faire, individuellement, des choix, est long, compliqué et parfois douloureux et le lecteur s’inquiète régulièrement de la tournure que prennent les choses.


Récit prenant, original dans sa forme et son propos, « La monture » s’achemine vers un dénouement qui n’aura rien de convenu. Et s’il y a une leçon à en tirer, c’est que lorsque l’intelligence se joint au cœur, des voies nouvelles peuvent s’ouvrir.

« La monture », Carol EMSHWILLER
titre original The Mount (2002)
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Patrick Dechesne
éditions Argyll (216 p)
paru en octobre 2021

L’avis de : Lune, Célinedanaë, Belette, OmbreBones, Yvan, FeydRautha, Les Chroniques du Chroniqueur

12 commentaires sur “« La monture », Carol EMSHWILLER

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    1. Ah mais moi je ne suis pas surprise, tes bibliothécaires ont l’oeil et l’ont repéré comme je l’avais fait à sa sortie (d’ailleurs il a été acquis par une des miennes, où je l’ai emprunté) 🙂 !
      Et oui, ça vaudrait le coup de franchir le pas car c’est le genre de récit qui pourrait te plaire.

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    1. Oui, c’est très bien ! Ah, « Oms en série », c’est vrai, et la magnifique adaptation de Topor, « Planète sauvage ». Quant à « Défaite des maîtres et possesseurs », quel bouquin !
      « La monture » se situe dans cette thématique, avec un point de vue spécifique, celui d’un adolescent qui aime ce qu’il est en train de devenir (il y a une part de narcissisme, je n’en ai pas parlé, dans la perception qu’il a de son corps en train de se former) et n’a pas envie de changer sa façon de voir les choses.

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  1. Quand j’ai lu ton avis et en particulier « l ’auteure s’est amusée à multiplier les clins d’œil se référant à notre goût pour la chose équestre » puis les commentaires, je me suis précipitée sur le site de ma bibliothèque : et hop reservé 🙂

    Aimé par 1 personne

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