« Les cygnes de la cinquième avenue », Melanie BENJAMIN

En 1975, Truman Capote publie dans le magazine Esquire une nouvelle intitulée « La Côte basque 1965 » (La Côte Basque est le nom d’un restaurant new-yorkais) qui fait scandale car il s’est servi, pour l’écrire, de ce qu’il connaissait des femmes de la haute société qu’il fréquentait, celles qu’il appelait ses cygnes. Dès lors, celles-ci lui battent froid et le bannissent définitivement de leur monde, y compris Babe Paley, icône de l’élégance (elle faisait la couverture des magazines de mode) et peut-être la seule amie qu’il ait eue.

J’avais entendu parler de cette anecdote littéraire en regardant, il y a peu, un documentaire consacré à Truman Capote (c’était après ma lecture de « De sang-froid »), où j’avais d’ailleurs trouvé l’auteur pour le moins détestable. La démarche de Mélanie Benjamin (expliquée dans la postface que j’ai lue avant de commencer le livre), consistant à revenir sur cet épisode en faisant œuvre de fiction à partir de la documentation qu’elle a épluchée, a éveillé ma curiosité car la personnalité de Capote m’intriguait.

Plongée dans un milieu privilégié, cible des paparazzi de l’époque, « Les cygnes de la cinquième avenue » réussit avec brio le pari toujours risqué de la biographie (ici partielle) romancée. Les situations et les dialogues y sont plus vrais que nature, on se représente parfaitement l’irruption de Truman Capote, en 1955 (il avait 31 ans) dans le cercle des cygnes, jeunes femmes aux maris richissimes qui prennent plaisir à prendre sous leurs ailes ce joli lutin atypique et terriblement distrayant, car c’est bien connu, les mondanités, ça lasse. Alors on l’invite partout, dans les demeures qu’on possède ici ou là ou en croisière sur les yachts, la mascotte de service, c’est lui. Les époux n’ont rien à craindre puisqu’il est homosexuel et vont même jusqu’à partager l’engouement de leurs femmes pour ses facéties et sa mordante langue de vipère.

Babe Paley entourée de son mari et de Truman Capote (1960)

Truman se lie en particulier à Babe Paley, épouse d’un milliardaire qui l’arbore comme l’une de ses plus belles possessions mais ne s’intéresse pas à elle, malgré le soin qu’elle apporte à faire de son quotidien une source permanente de satisfactions. Babe et Truman se découvrent âmes sœurs et l’auteur dépeint à merveille la rencontre de ces deux êtres secrètement blessés, qui se rejoignent au-delà des apparences.

Tableau vivant et coloré d’une catégorie sociale très particulière que l’auteur parvient à rendre digne de notre intérêt (enfin au moins du mien), « Les cygnes de la cinquième avenue » dresse le portrait d’un Truman Capote espiègle et cancanier et apprécié comme tel, qui se délecte d’être parvenu dans des sphères dont il n’est pas issu, une revanche pour ses origines modestes. On suit en filigrane son parcours d’écrivain, qui sera à jamais marqué par la rédaction de « De sang-froid ». Après une œuvre d’une telle ampleur, dont la lente venue au jour l’aura usé (il lui a fallu attendre l’exécution des deux protagonistes du drame pour pouvoir la publier), il aura définitivement changé, tant psychologiquement (difficile de créer quelque chose d’une envergure similaire, qui a en outre un retentissement phénoménal sur sa notoriété déjà acquise) que physiquement : le séduisant petit jeune homme a cédé la place à un personnage ventripotent qui s’adonne à la boisson du matin au soir.

Extrait :
Babe – qui permettait rarement que quiconque entre dans sa chambre – sourit, tapota le dessus de lit et se retrouva , étonnée, assise jambes croisées près de Truman, qui la regardait avec inquiétude, de ses grands yeux bleus innocents. Et, comme la plupart des gens qui le rencontraient pour la première fois, elle en conclut que, par instants, il ressemblait à un enfant. Un enfant qui avait besoin d’être réconforté et protégé contre les aléas et la cruauté du monde extérieur. Elle se surprit à se confier comme elle ne l’avait encore jamais fait, pas même avec ses deux sœurs quand elle vivait à Boston.
[…]
« Ma mère s’est suicidée », dit Truman à Babe. Ses yeux étaient secs et son regard d’une clarté terrifiante. « Elle a avalé de l’alcool et des médicaments. Elle avait déjà essayé et s’était dégonflée au dernier moment. Mais pas cette fois. Tu comprends, le vieux Capote avait perdu tout son fric. Elle n’avait plus rien – elle était redevenue Lillie Mae, et non plus la séduisante et élégante Nina Capote. Et elle ne pouvait pas le supporter. Elle ne pouvait pas me supporter, moi. »

« Les cygnes de la cinquième avenue », Melanie BENJAMIN
Titre original The Swans of Fifth Avenue (2016)
Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Christelle Gaillard-Paris
Editions Albin Michel (423 p)
Paru en avril 2017

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18 commentaires sur “« Les cygnes de la cinquième avenue », Melanie BENJAMIN

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  1. Tu as un truc avec l’actrice ? Deux fois tu parles de Mélanie LAURENT, quand la couverture et le lien Babelio citent Mélanie BENJAMIN 😉

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  2. Deux raisons me feraient fuir ce roman : j’ai du mal avec les biographies de créateurs odieux, je préfère en rester à leurs oeuvres, et le monde de femmes riches au service de leur mari ne me passionne guère. Mais il a l’air malgré cela fort intéressant d’après ce billet.

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    1. Tu soulignes deux écueils réels, mais l’auteur s’y entend pour faire malgré eux une œuvre intéressante : Capote, vu de plus près, est certes odieux mais c’est quelqu’un de résolu à faire ses preuves et, surtout, de talentueux ; quant à ces femmes, « pauvres petites filles riches », on n’ira pas jusqu’à les plaindre mais on comprend comment elles sont le produit d’une éducation.

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  3. Il peut être intéressant pour Truman Capote, mais ce monde de femmes riches me freine un peu. Il vaudrait mieux que je sorte « De sang froid » de ma PAL !

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    1. Ben non, Violette ! Il faut lire l’œuvre, avant de s’intéresser éventuellement à l’auteur 🙂 . Donc c’est « De sang-froid », qu’il faut que tu lises, bien sûr.

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  4. J’ai un peu lu l’auteur il y a quelques années (De sang froid et d’autres nouvelles je crois) mais je n’avais pas accroché du tout. Malgré tout, cette biographie romancée et l’anecdote que tu racontes m’intriguent et me donnent envie d’en savoir plus … Et comment résister à une livre sur cette époque 😉 ?

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  5. Ben moi aussi, j’avoue, j’ai un côté people (mal assumé aussi …) ce titre me tenterai bien mais je ne connais absolument pas Truman Capote, ni sa vie, ni son oeuvre, et je me demande du coup si ce n’est pas gênant pour apprécier une biographie romancée ?

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    1. ça ne le serait peut-être pas si c’était une « vraie » biographie, mais là, le roman se focalise sur une séquence de la vie de l’auteur, donc je ne dis pas qu’il faut en savoir un minimum à son sujet pour apprécier mais c’était mon cas. J’ai du mal à imaginer comment j’aurais perçu ce roman sans cela. Qui plus est, j’avoue ne m’être sentie autorisée à m’y intéresser (on est dans le registre de l’anecdote littéraire) que parce que j’avais déjà découvert l’essentiel de l’œuvre de l’auteur, à savoir « De sang-froid ».

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