« Un chien à ma table », Claudie HUNZINGER

Sophie Huizinga, la narratrice (double autofictif de l’auteure), vit avec son compagnon Grieg aux Bois-Bannis, dans une maison rustique et isolée, adossée à la montagne, depuis maintenant trois ans. Tandis que Grieg se cloître au milieu de ses innombrables livres, elle demeure à l’affût de la nature autour d’eux, si menacée et dont elle se sent intensément proche.
L’arrivée d’une jeune chienne, victime de maltraitance et qu’ils sont heureux de soigner et recueillir, vient dynamiser leur existence. Yes, comme Sophie la baptise, leur apporte son « énergie pure ». « On allait ensemble. », écrit-elle. « Heureuses de vivre toutes les deux. On a vite fait la paire. »

Tel est le fil narratif, ténu, car il n’y a pas ici d’histoire à proprement parler (à la différence de « La langue des oiseaux », que j’avais beaucoup aimé) autour duquel s’organise tant bien que mal ce roman : l’écri-vaine (sic) octogénaire, dont j’ai à nouveau admiré le talent d’écriture, y partage ses notes diverses prises au fil des jours, observations de son environnement immédiat, source d’émerveillement, ou remarques personnelles sur des sujets divers qui la touchent.

L’âge, bien sûr, dont le poids s’impose à elle, fait partie de ses préoccupations :
« […] la vieillesse m’a semblé devenir une sorte dexpédition en zone inconnue. Je l’ai pris comme ça. Je me suis dit je vais écrire le livre de cette expédition. »
Pourtant, il ne freine en rien son appétit de vivre :
« Et je me réveillais aussi trop tôt, à peine jour, d’impatience d’aller dehors, d’aller vivre encore. Même si c’était plus lentement qu’autrefois et pas très loin. Et avec du paracétamol. »

Dehors, elle contemple une nature encore préservée car à l’écart des appétits urbains. Mais elle la sait en danger et le spectre de sa disparition progressive la hante, jetant une ombre funeste sur sa manière d’être au monde. Elle veut pourtant continuer à vivre en offrant son témoignage, trouvant en cela une motivation à son travail d’écriture :
« Je me le demandais aussi. Est-ce que je crois encore à l’écriture ? […] Ne te laisse pas aller au vertige, tends quand même l’oreille, ouvre tes yeux, continue d’écrire. Parle du grand désordre du monde ; mesure-toi au présent ; écris ce que tu vis, écris la mort de tout ce qui vit, des forêts transformées en usines à bois ; des prairies en usines à herbe ; parle de l’épuisement de leurs sols, parle de leur dévastation. Fais vite. « Il ne reste presque plus rien. » Je ne l’avais pas dit à voix haute. Je l’avais dit en moi, à moi. […] Grieg était très agacé quand j’allais dans mon sens lugubre. Il aimait que je lui résiste, que je ne lâche pas ma façon d’être au monde.[…] De mon côté, j’expérimentais presque désespérément le fait qu’avec presque plus rien on pouvait se sentir être au monde. Éprouver de la joie. Je devais beaucoup à Yes. Elle était la joie. »

Au centre de tout cela, il y a donc la question de l’écriture et de la création littéraire, au-delà du constat qu’« on écrit parce qu’on est squattés par le langage ». Sophie, cherchant à organiser toutes les notes prises, voudrait fixer l’enjeu du roman à composer :
« L’idée du livre à écrire continuait à se préciser sous mes yeux pour aussitôt m’échapper comme un lièvre. »
Grieg, au passage, s’agace (ou feint de s’agacer) en constatant à quel point elle peut faire son miel de toutes choses, mêlant à volonté la vérité et le fictif (« C’est une truande qui profite de tout ce qu’elle peut pour ensuite le trafiquer. On ne sait jamais si elle ment ou si elle dit la vérité. »).
A cette question du pourquoi écrire, elle répond, au moins pour ce livre :
« Écrire un livre qui fasse battre les cœurs, voilà à quoi j’ai alors pensé. Et battre le mien, pour commencer, me suis-je dit. C’est la seule chose qui m’intéresse aujourd’hui. Sentir mon cœur battre encore. »
Plus loin, elle déclare cependant :
« Je suis un fantôme racontant les souvenirs d’un monde qu’il a connu. Les livres à venir seront sans doute très différents. Peut-être seront-ils seulement des questions rageuses : Est-ce qu’il y avait des jacobées à fleurs jaunes ? Est-ce qu’il y avait des loups dans les forêts ? Des ours ? On pouvait vraiment courir dans l’herbe pieds nus ? Nager dans des lacs ? Que veut dire : L’onde était transparente ainsi qu’aux plus beaux jours ?
Mais peut-être, les livres à venir n’auront-ils plus aucune curiosité, plus aucun regret. Le passé effacé.
Alors est-ce qu’ils seront encore des livres ? »

Chronique des petites choses du quotidien parcourue du tragique d’un monde qui disparaît, « Un chien à ma table », porté par une plume alerte et ouverte au poétique, oscille entre l’éblouissement d’être au monde et la douleur de la perte.

« Un chien à ma table », Claudie HUNZINGER
éditions Grasset (288 p)
paru en août 2022


L’avis de : Cathulu, Mimi

16 commentaires sur “« Un chien à ma table », Claudie HUNZINGER

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  1. je lis beaucoup de livres sur le vieillissement en ce moment mais je n’ai pas trop envie d’en rajouter. car moi aussi parfois je me sens vieille

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    1. Il n’y a pas que cette thématique mais, même avec 20 ans de moins que l’auteure (si bien qu’en comparaison je me sens encore jeune 😀) , je n’y suis pas indifférente 😉 .

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  2. J’apprécie l’extrait : « Et je me réveillais aussi trop tôt … ». Il me parle beaucoup, nous n’avons pas tant d’années de différence, mais après 70 les années comptent double ! J’ai aimé tout ce que j’ai lu d’elle et je renouerais volontiers avec sa magnifique écriture.

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      1. Quand je disais « nous n’avons pas tant d’années de différence », je ne pensais pas à toi, mais à elle ! j’ai les pieds dans le même vécu qu’elle, la lenteur et le doliprane, j’y suis. Sans compter les sorties qui deviennent aléatoires parce que tu ne sais pas dans quel état tu seras le jour venu. Il y a des quarts d’heure où c’est pesant, mais je pense aussitôt à bien pire que moi, ça calme ….

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        1. Oups, je me suis effectivement demandé si j’avais bien interprété 😀! De mon côté, tout va bien et je ne me pose pas de questions de cet ordre, mais j’ai la chance de n’avoir aucun souci de santé 🙂 .

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    1. Il y effectivement âge (60) et grand âge (80 et plus), ça fait une belle différence… mais quand tu es plus jeune, tu ne la vois pas 😄!
      Et je lirai avec attention ce que tu diras du livre de l’auteure que tu as dans ta PAL (« Les grands cerfs », peut-être ?).

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    1. L’auteure fait explicitement référence au livre de Janet Frame « Un ange à ma table », autobiographique lui aussi, et ce titre est bien sûr basé sur la place importante que la chienne Yes vient occuper dans leur vie.

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