« Profession du père », Sorj CHALANDON

profession du pèreMon père disait qu’il avait été chanteur, footballeur, professeur de judo, parachutiste, espion, pasteur d’une Eglise pentecôtiste américaine et conseiller personnel du général de Gaulle jusqu’en 1958. Un jour, il m’a dit que le Général l’avait trahi. Son meilleur ami était devenu son pire ennemi. Alors mon père m’a annoncé qu’il allait tuer de Gaulle. Et il m’a demandé de l’aider.
Je n’avais pas le choix.
C’était un ordre.
J’étais fier.
Mais j’avais peur aussi…
A 13 ans, c’est drôlement lourd un pistolet.

Ces quelques lignes de Sorj Chalandon donnent le ton : dans « Profession du père », Emile Choulans raconte, à la première personne, son histoire, celle d’un enfant que son père, complètement mythomane, entraîne dans ses délires, quand il n’est pas en train de le réveiller en pleine nuit pour lui faire faire de la gymnastique ou de le battre pour une raison ou une autre (les mauvaises notes, mais pas qu’elles, génèrent de sévères châtiments corporels). Malgré tout, Emile l’aime, ce père qui passe la plupart du temps chez lui, en pantoufles et en pyjama, et interdit à quiconque l’accès du domicile. Quant à sa mère, l’avenir montrera qu’à aucun moment elle n’a soupçonné la folie de son époux (ce qu’on peut encore comprendre chez un enfant mais là, on en vient à douter de sa santé mentale, à elle …).

Ce roman, j’en avais lu quelques pages à sa sortie, puis je l’avais reposé. Pas pour moi, ce récit de maltraitance. Puis je l’ai croisé en bibliothèque. D’aucunes en avaient parlé comme d’un coup de cœur et l’auteur, dont j’avais tant aimé « Retour à Killybegs » serait bientôt présent au festival Lire en poche de Gradignan, bref, j’ai décidé de passer outre mes réticences et de le lire. Et là, vous vous attendez au fameux « Bien m’en a pris … », sauf que non.

Malheureusement, mon a priori s’est vu confirmé . Certes, j’ai apprécié les qualités littéraires de l’œuvre, avec son écriture et sa montée en tension (correspondant au dérapage d’Emile) redoutablement efficaces, rien à redire là-dessus, on fait plus qu’accompagner le narrateur, on se met dans sa peau, littéralement (tout en maintenant une distance critique, j’y reviendrai). J’ai cependant parcouru ces pages rapidement, tant je les ai trouvées pénibles car la violence dont était victime Emile et le comportement de sa mère, quasiment aveugle à ce qu’il endure, m’étaient difficiles à supporter. Mais il n’y avait pas que ça. Plus Emile grandissait, jusqu’à se arriver en 4ème, moins je parvenais à croire qu’il ne se doute toujours de rien, à cet âge-là on est prompt à repérer tous les travers de ses parents et chez le père d’Emile, c’est du lourd ! Mon scepticisme face à tant de crédulité a fortement parasité ma lecture (d’autant que je savais le roman inspiré de faits réels) et mon incompréhension a culminé en constatant à quel point, à 21 ans, l’âge où l’on veut s’affranchir de tout pour voler de ses propres ailes, Emile demeurait viscéralement attaché à ses parents et à leur appartement, aussi étriqué que leurs esprits … Et elle s’est à nouveau manifestée quand j’ai vu Emile, devenu adulte (et pas un jeune adulte), dans l’incapacité de réagir et de dire leurs quatre vérités à ses parents, alors que leur comportement est d’une méchanceté sans nom (parce que je refuse de les absoudre au motif qu’ils seraient seulement bêtes).

Après lecture, je suis allée vérifier ce que Sorj Chalandon déclare au sujet de son dernier ouvrage. « C’est un roman, mais je n’ai jamais connu la profession de mon père », souligne-t-il après avoir expliqué que, au-delà des différences qu’il ne voulait pas détailler, l’histoire d’Emile était bien la sienne quant au fond. « Pour ceux qui la lisent, vous allez passer du manque d’air au rire », assure-t-il. Raté avec moi, qui ai trouvé le roman révoltant et éprouvant, sans qu’il m’arrache jamais un sourire (ou alors, j’ai oublié) (bon, je suis d’accord pour les dernières lignes de la dernière page). Je conçois qu’il s’agisse d’une tragicomédie, mais je n’en ai retenu que l’aspect tragique.
Enfin, je m’interroge sur l’utilité de ce livre, mais mon questionnement porte peut-être sur certains aspects de l’autofiction, puisqu’il s’agit de cela. Car si ce roman, que l’auteur n’a pu écrire qu’une fois son père mort, doit faire office de catharsis, quel place tient le lecteur-voyeur dans ce processus ?

J'ai aimé un peu« Profession du père », Sorj CHALANDON
Editions Grasset (316 p)
paru en août 2015

26 commentaires sur “« Profession du père », Sorj CHALANDON

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  1. Voilà un contrepoint qui m’apporte un éclairage intéressant sur ce livre. Je n’avais pas compris que la maltraitance y tenait une si grande place et c’est un sujet que je tiens à distance aussi. Je n’ai encore lu qu’un roman de cet auteur (La légende de nos pères) et je sens que je vais plutôt lire Mon traître et Retour à Killibegs…

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  2. Je trouve que l’éclairage qui est apporté à ce livre d’un auteur que j’aime beaucoup, me semble si pertinent que je vais rayer ce roman de ma liste. Je crois que je ne supporterai pas l’aveuglement de la mere, c’est tellement contraire à mes expériences personnelles. Les femmes qui sont embarquées dans un mariage avec un conjoint déviant sont parfois complices, mais le plus souvent lucides et font tout ce qu’elles peuvent pour protéger leurs enfants. Mais jamais aveugles.

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  3. En lisant les billets et en entendant les interviews, je n’avais pas compris que le narrateur était aussi crédule vis-à-vis de ses parents. Passé un certain âge en effet, c’est étrange, les yeux se descillent tout de même un minimum. J’étais tentée par cette lecture, du coup je vais y réfléchir un peu.

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    1. Bah, comme je n’ai jamais fait partie du clan, n’ayant jusque là lu qu’un seul livre de l’auteur, j’en resterai simplement à celui-là, que j’avais tant apprécié.

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  4. Bonjour Brize,
    J’ai les même réserves que toi.
    Très étonnée moi aussi par la réaction d’Emile lors du déménagement surprise (entre autres événements surprenants). Il avait 21 ans et ce n’était pas l’époque des « Tanguy », les ados à rallonge.
    Attention, SPOIL pour ceux qui n’ont pas découvert cet ouvrage : tu dis « Quant à sa mère, l’avenir montrera qu’à aucun moment elle n’a soupçonné la folie de son époux » -> peut-être que si, l’épisode des poissons le montre, tout à la fin (pas si bête qu’elle veut le laisser croire, la dame), mais elle feignait de ne rien voir par confort ? pour ne pas avoir à prendre de décisions douloureuses ? c’est assez fréquent dans les familles/couples. Il n’y a que cette perspective qui m’a plu, dans ce livre.
    Moi non plus, il ne m’a pas du tout fait rire, ici, Chalandon. Je n’ai tjs pas eu la curiosité d’aller l’écouter en parler.
    Oui, quelle place avons-nous là-dedans, lecteurs, surtout si l’auteur prétend nous faire marrer avec du tragique, aux dépens de son père, aussi pathétique que sadique. J’ai bien du mal avec tout ça…

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    1. SPOILERS Oui, l’épisode des poissons pourrait jeter un éclairage différent, mais ça fait quand même très peu par rapport au poids du reste, de tous ses silences et/ou tolérances, si bien que j’ai du mal à l’imaginer vraiment plus futée que ça, mais pourquoi pas. Cela n’empêche pas une réelle méchanceté, je pense aux rares fois où Emile vient les voir bien plus tard chez eux, son attitude à elle est aussi odieuse que celle du mari (pour le coup, ils font la paire !).

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    1. Je ne trouve pas ça idiot du tout, chère Canel 🙂 . Et figure-toi que j’ai écrit ce billet parce qu’il m’est, comme toi, arrivé de me sentir isolée en n’appréciant pas un bouquin porté aux nues. Le fait est que je n’ai pas toujours l’envie (la critique négative, cela ne m’amuse pas) ni le courage (d’argumenter et donc de m’attarder sur une lecture qui ne m’a pas plu, alors que je préfère passer à autre chose) de rédiger un billet, dans ce cas, mais je reconnais que c’est dommage parce que du coup cela fausse la perception du livre en question, puisque seuls ceux qui ont aimé en parlent.

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  5. La question que vous posez à la fin de votre article me paraît fondamentale : Ecrire, est-ce uniquement raconter la vie de membres de sa famille dont on attend, dans le meilleur cas, qu’ils soient morts ? J’ai entendu une interview de Sorj Chalendon. Sa mère est encore vivante…. Or, il s’agit de sa vie à elle aussi, d’une certaine façon…

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    1. Intéressant, ce que vous dites, Bonheur du Jour, je n’avais pas pensé à la mère de l’auteur, toujours vivante. Son portrait est accablant, ici…. Car oui, Brize, tu as raison, elle est aussi méchante, pas seulement passive.

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    2. Je n’avais pas pensé à sa mère, effectivement. Dans le livre (et je pense qu’il en a été ainsi dans la réalité), il fait déjà ce récit de son enfance telle qu’il l’a vécue devant elle, lorsqu’il l’expose aux psychiatres auxquels (enfin !) se trouve confié son père. Mais cette mise au point privée se retrouve portée sur la place publique, c’est autre chose …

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  6. J’apprécie peu cet auteur, je n’ai lu que « Mon traitre », et je n’avais pas été convaincue plus que cela. Mais, par un drôle de hasard, il se trouve que je me retrouve souvent à l’écouter (souvent, c’est-à-dire quatre ou cinq fois en tout). Notamment dans un festival du livre où il était venu présenter le précédent, « Le quatrième mur ». je m’étais trompée de salle, j’attendais un autre auteur, Vélibor Colic. Mais Chalandon m’avait touchée en fondant en larmes à certains points de son récit. j’ai appris depuis qu’il était coutumier du fait …. Or, il se trouve qu’en octobre, il vient dans ma ville avec Carole Martinez, comme je tiens à entendre cette auteure, je vais encore me retrouver à entendre aussi Chalandon …. Vu l’histoire que tu évoques ici, je vais lui apporter des mouchoirs ….

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    1. Oups ! Je serais très gênée de me retrouver face à un auteur pleurant en lisant ses propres textes (à sa place, je les ferais lire par la personne chargée de l’interview, pour éviter cela, c’est bien trop embarrassant). Il va falloir beaucoup de mouchoirs, là 😉 !

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  7. Peut-être que parfois ça fait trop mal de « voir » et qu’il est bien plus facile d’ignorer les signes… C’est certainement une façon de se protéger… J’aimerais vraiment découvrir l’auteur mais j’hésite de plus en plus de commencer par celui là.

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  8. C’est tout à fait ce que je craignais après avoir écouté l’auteur. L’avis de Canel m’avait déjà confortée dans l’idée de ne pas lu lire. Tu enfonces le clou.

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  9. Je ne crois pas que je le lirai et ce que tu en dis me confirme dans cette idée. Moi qui abandonne peu les livres, je n’ai pas réussi à finir « le quatrième mur » !

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  10. Et bien, je détonne ici ! J’ai beaucoup aimé ce livre, même si j’ai mis un peu de temps à entrer dedans et s’il a provoqué en moi un véritable sentiment d’indignation.
    J’ai trouvé ce récit touchant.
    Je ne pense absolument pas que la mère soit aveugle, mais terrorisée par son époux, ce qui n’est guère mieux. Elle rentre dans on jeu pour se protéger.
    Quant à l’enfant, je pense qu’il essaie de croire son père jusqu’au bout, et qu’il se rend en fait compte qu’il est malade. L’épisode du petit camarade est tout à fait intéressant : il expérimente sur un autre ce dont il est lui-même victime. Il veut savoir, je crois, jusqu’où on peut suivre – ou pas – quelqu’un et, ce faisant, c’est sa propre foi en son père qu’il sonde.
    C’est un récit assez riche, il me semble.

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  11. J’avais beaucoup aimé le 4e mur, et j’ai ouvert celui-ci en pensant me replonger avec délice dans son écriture MAIS j’ai ressenti un profond ennui dès les premières pages et je suis d’accord avec tout ce que tu dis, et surtout ta question finale. Pourquoi ne pas être allé voir un psychanalyste ? S’agit-il d’un besoin irrépressible de partager sa souffrance ? Heureusement qu’il a écrit d’autres livres avant, ça lui permet de sortir celui-ci.

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