« Kolka », Bengt OHLSSON

Elle a quinze ans et arrive de Lettonie avec son père qui se remarie avec une Anglaise et c’est, littéralement, le début d’une vie de château pour ces deux exilés. Parce qu’elle veut s’acclimater rapidement, elle prend la décision, radicale, de ne plus parler un mot de sa langue natale.
Pendant le mariage, elle se fait des réflexions sur le nombre d’enfants, à croire qu’ils ne pensent qu’à baiser en Angleterre, en tout cas, ils ignorent visiblement le problème des bouches à nourrir.
Sarah, sa jeune demi-sœur, fait assaut d’amitié auprès d’elle. Sa belle-mère Katrina aussi. Dans l’école où elle va, on lui adjoint une fille gentille chargée de l’aider à s’acclimater. On croit que la langue anglaise n’a aucun secret pour cette jeune personne si douée à l’écrit, mais tant de choses lui échappent à l’oral que, souvent, elle approuve ou rit sans avoir rien compris.
Le soir, direction internet. Elle y fait la connaissance de Loup Solitaire, auquel elle raconte beaucoup de choses sur elle, enfin sur celle qu’elle dit être. Réelles ou imaginaires, qu’importe, tant que c’est elle qui mène la danse…

Elle raconte (et restera anonyme, son prénom n’est pas « Kolka ») et on se retrouve ainsi au plus près de ce qu’elle vit et, surtout, de ce qu’elle ressent.
Ce portrait d’une toute jeune fille à la dérive dans un univers (le réel, je ne parle pas d’internet, immuable au-delà des frontières) qui n’est pas le sien, se frotte aux aspérités des différences entre deux pays dont la langue n’est qu’un aspect et peut-être pas le plus important. Ce qui frappe, ici, c’est avant tout le contraste social et ce sentiment de honte permanent qui habite l’adolescente lorsqu’elle pense à l’endroit d’où elle vient, sans parler du dédain qu’elle éprouve pour le comportement de son père. A ses yeux, la gentillesse d’autrui est suspecte, elle doit dissimuler un certain mépris à l’égard de ses origines, de sa pauvreté. Comme si ce fameux fossé entre les nantis et les autres ne risquait pas d’être comblé par la seule grâce d’un mariage et d’une expatriation, il faudrait toujours qu’il reste une trace de ses racines dont elle n’imagine pas un instant qu’elle puisse être fière.
Pour exprimer ce qu’elle éprouve, lorsqu’elle ne se laisse pas porter ou même toucher par les événements, elle dispose de quelques stratégies d’opposition, la première d’entre elles étant de renoncer à sa langue natale, refusant même d’en user lorsque son père l’utilise.

L’auteur a su capter avec talent les tours et détours d’une pensée adolescente dans laquelle on se retrouve complètement immergé et ce qu’il met en avant sonne juste. On sent le conflit intérieur de la narratrice, forcée par moments de reconnaître chez les gens qu’elle côtoie, sa belle-mère notamment, l’absence des préjugés qu’elle leur prête, ils veulent simplement être aimables, l’aider ou encore partager et, de son côté, elle les trouve intéressants. Mais ce qu’on voit, ainsi confronté aux réflexions intimes de la jeune fille, n’est pas toujours agréable à regarder, quand on mesure à quel point (c’est du moins l’explication que je me suis donnée) l’imaginaire peut être corrompu par l’accès facile à internet (je pense à une ou deux scènes que la narratrice a vues sur internet, l’une au moins m’a choquée). Dès lors, comment faire la part des choses entre la méchanceté réelle voire, osons le mot, la perversité et les fantasmes, quand les idées les plus indicibles sont susceptibles d’être projetées sur le web pour y trouver un écho, grâce à la démultiplication des interlocuteurs ?

« Kolka » est un roman dérangeant (et qui, s’il parle d’une adolescente, n’est pas forcément pour les adolescents…) mais que j’ai lu quasiment d’une traite, tant le tour que prenaient les choses m’inquiétait.
Je l’ai achevé dubitative, ne pouvant me convaincre que la direction finalement empruntée par la narratrice (impossible d’en dire davantage sans trop en dire) était plausible.
Alors que je reviens vers ce billet pour en achever la rédaction, dix jours se sont écoulés et je me demande maintenant si mon scepticisme est fondé ou relève de mon refus personnel d’accepter l’inacceptable, car le portrait dressé par l’auteur ne manque pas de cohérence…

« Kolka », Bengt OHLSSON
Traduit du suédois par Anne Karila
Editions Phébus (221 p)
Paru en septembre 2012

17 commentaires sur “« Kolka », Bengt OHLSSON

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  1. Je me demande ce qui a bien pu se passer à la fin pour te perturber autant; Rien que cette curiosité me donne envie de le lire, ce roman, dont je n’avais pas entendu parler non plus!

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    1. Pas de problème avec la forme car le style est alerte (c’est celui de la jeune fille) et ça passe très bien. Quant au fond, il m’a perturbée, mais pas continuellement, quand même, je te rassure.

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  2. C’est Millénium qui a lancé la mode des polars suédois et de ce fait relancer toute la littérature suédoise. Ce qui nous libère un peu de l’Amérique, quoique ces derniers jours on en mange de gré ou de force….

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  3. Merci de votre analyse.
    Je suis en cours de lecture et si j’ai cherché des sites d’analyse de ce roman, c’est tout simplement qu’il me met très mal à l’aise, les courriels à Loup Solitaire notamment. Vous dites formidablement bien, ce que je n’arrive pas à exprimer tant ce livre me semble difficile.
    J’ai du mal à lire Kolka, cependant le « suspense » du récit m’oblige à vouloir aller au bout avec la peur d’une issue fatale pour cette môme.
    Je ne peux m’empêcher de relier la fiction du récit et la réalité de nos quotidiens.
    Père d’un ado de treize ans qui dessine à longueur de temps de têtes de morts et des univers fantasmagoriques, ce livre ne peut que m’inquiéter quant à l’éducation d’icelui, notamment en ce qui concerne les usages d’Internet …. la peur du grand méchant loup est restée toujours présente, même chez les vieux machins comme moi.

    Cordialement

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    1. Ce roman (malgré ses qualités littéraires indéniables) fait froid dans le dos. Moi aussi, l’usage qui peut être fait d’internet m’inquiète (on y trouve tout, le meilleur comme le pire, avec, pour ce dernier aspect, l’impression qu’on doit pouvoir plonger dans les pires « poubelles ») et je me demande comment, en tant que parent soucieux de l’éducation de ses enfants, il est possible de s’en accommoder …
      Merci pour votre témoignage : c’es toujours très intéressant de pouvoir comparer les ressentis de lecture et les nôtres se rejoignent.

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