« Je vais, tu vas, ils vont », Jenny ERPENBECK

« Peut-être a-t-il encore bien des années devant lui, peut-être seulement quelques-unes. En tout cas, le matin, Richard ne doit désormais plus se lever tôt pour se rendre à l’université. Maintenant, il a le temps, voilà tout. Le temps de voyager, comme on dit. Le temps de lire. Proust. Dostoïevski. Le temps d’écouter de la musique. Avoir le temps, il va s’y habituer, mais il ne sait pas combien de temps ça va lui prendre. Quoi qu’il en soit, sa tête continue de travailler, comme toujours. Que va-t-il en faire, maintenant, de sa tête ? Et des pensées qui, dans sa tête, continuent de penser ? »

Professeur émérite maintenant retraité, Richard tourne en rond chez lui, dans la proche banlieue de Berlin. « Il doit faire gaffe à ne pas devenir dingue, maintenant qu’il reste seul, des jours entiers, sans parler à personne. »
En passant sur l’Alexanderplatz, il ne remarque même pas l’attroupement de migrants ayant entamé une grève de la faim pour réclamer la possibilité d’accéder à un travail. Mais, peu après avoir pris connaissance de ce mouvement, il en vient à adopter ces étrangers comme nouvel objet d’étude en allant à la rencontre de ceux que la ville a rassemblés dans un hébergement provisoire. Il entame ainsi une série d’entretiens avec eux …

Autant le dire tout de suite, il ne m’a pas d’emblée été sympathique, ce vieux professeur (il a soixante-douze ans) désœuvré, dont j’ai noté le comportement un tantinet maniaque. C’est d’ailleurs son attitude routinière, ce refus d’envisager une quelconque surprise dans le cours familier des choses, qui a vraisemblablement conduit sa femme, avec laquelle il n’a pas eu d’enfant, un choix de leur part, à s’éloigner de lui. Et puis, il a parfois des réflexions déplacées, projetant ses propres pulsions sexuelles sur la professeure éthiopienne d’allemand, qu’il imagine avoir envie de coucher avec des migrants, comme lui a envie d’avoir des relations avec elle. Il reste que, progressivement, son intérêt pour les migrants, synonyme au départ d’occupation mais qui se mue en préoccupation au sens large du terme, va l’amener à changer en s’impliquant de plus en plus personnellement et en faisant montre d’une générosité inattendue.

Au fil du roman, les rencontres de Richard permettent d’évoquer les divers parcours conduisant des migrants de différents pays à cette impasse que représente Berlin : les témoignages recensés sont prenants et frappent l’imagination. L’auteure, Jenny Erpenbeck, fait preuve d’un talent manifeste pour illustrer par le biais de personnes de chair et de sang ce que nous pensons connaître mais ne faisons qu’apercevoir, de loin. Quand Richard les approche, c’est nous qui sommes au plus près d’eux, des drames qu’ils ont traversés et de leur certitude actuelle que, tant qu’ils ne peuvent pas travailler, leur vie continue à leur échapper, elle est comme arrêtée.

Il faut noter aussi que le ressenti de Richard et ce qu’il est, s’inscrivent dans son histoire et dans celle de l’Allemagne, si bien qu’il établit parfois des ponts entre ce qu’il vit et ce qu’il a vécu, comme il en fait spontanément entre ce que lui racontent les migrants et la culture classique dont il est imprégné.

« Je vais, tu vas, ils vont » est un roman porté par une écriture hors du commun, dotée par endroits d’une scansion particulière et j’aurais plaisir à lire à nouveau l’auteure, dans un roman me convenant mieux. Dans celui-ci, il m’a manqué une histoire à proprement parler, celle du cheminement personnel du professeur n’étant guère consistante, pour y trouver mon compte : malgré l’intérêt du propos, l’absence de tension narrative m’a menée au bout d’un moment à ressentir un certain ennui. Mais si vos attentes en la matière ne sont pas les mêmes que les miennes, aucune hésitation à avoir : ce livre, riche en (r)enseignements (sur la réglementation européenne en particulier) et en réflexions sur la politique migratoire et la gestion des individus arrivés sur le sol allemand, est d’une indéniable qualité, tant littéraire que documentaire.

Extrait :
« On veut travailler, déclare à présent le grand Rachid, mais on ne nous donne pas de permis de travail. C’est dur, dit Zaïr, c’est très dur. Tous les jours se ressemblent, dit le grand Ithemba. On n’arrête pas de penser, parce qu’on ne sait pas ce qui va arriver, dit Abdusalam en baissant les yeux. Richard aimerait bien répondre, mais rien ne lui vient à l’esprit. Au bout d’une petite heure à les écouter, il est plus épuisé qu’après un de ses cours magistraux à la fac. Quand tout un univers inconnu vous tombe dessus, par où commence-t-on à l’ordonner ? Il dit qu’il doit y aller maintenant, mais qu’il reviendra. Il a le temps de tout écouter tranquillement. Le temps. »

« Je vais, tu vas, ils vont », Jenny ERPENBECK
titre original Gehen, ging, gegangen (2015)
traduit de l’allemand par Claire de Oliveira
éditions Fayard (352 p)
paru en août 2022

Repéré grâce à un article du Monde des Livres du 22 septembre 2022

3 commentaires sur “« Je vais, tu vas, ils vont », Jenny ERPENBECK

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