« Eden », Monica SABOLO

Ce pourrait être, encore, un éden, cette forêt immense qui accueille chaque été des vagues d’estivants en quête de nature … Mais une autoroute la longe et le bruit des tronçonneuses, omniprésent, s’impose comme l’oléoduc prévu à la population locale, en particulier ceux de la réserve qui n’ont plus rien à attendre de ces lieux dont ils sont spoliés.
Et puis il y a des attaques mystérieuses et, maintenant, la disparition (mais ce n’est pas la première) d’une jeune fille, Lucy. Nita, qui la fréquentait, raconte et son récit mêle les attentes de sa génération et les troubles de son adolescence, quand rien ne libère davantage que d’aller courir sans but. Elle est fascinée par un groupe de filles, plus âgées et plus libres qu’elle, qui tiennent un bar proche de l’exploitation forestière et dont elle cherche à se rapprocher.

Chronique sous tension, hantée par une question lancinante, « Qu’est-il arrivé à Lucy ? », « Eden » nous emmène dans des paysages qui, même s’ils ne sont pas clairement nommés, ne peuvent manquer d’évoquer le grand nord canadien. Nita, fille de la réserve par opposition aux Blanches pour lesquelles tout est possible, se fraie un chemin chaotique au travers d’un environnement dangereux. L’ombre des anciennes croyances plane au-dessus du récit, où l’on croise d’étranges créatures, mi-animales, mi-humaines, et le regret d’une nature préservée hante les derniers survivants des peuples qui la respectaient.
Un roman qui touche à l’intime sur fond d’interrogations sociales et écologiques, porté par une écriture envoûtante.

Extraits :

(p 22) On pouvait croire que ces milliers de kilomètres de forêts et de lacs, de vert et de bleu, constituaient une réplique du paradis. Un joyau miraculeusement préservé, semblable à ce que fut la terre au premier jour. Dans les agences de voyages du monde entier, on distribuait des brochures touristiques, des images de saumons jaillissant de l’écume, d’ours au pelage clair, presque toujours dérobés aux yeux des hommes, de bars authentiques avec des types souriants brandissant une chope de bière, d’îles couvertes de lichen et d’arbres indestructibles. On proposait des tours hors de prix pour sillonner, dans des jeeps aux vitres fumées, les routes infinies, projetées vers le ciel comme si elles fonçaient droit dans le vide.

(p 36) Il fut un temps où, ici, tout était à sa place. Les forces vivaient parmi nous. Elles se repoussaient et s’attiraient, l’univers n’était que mouvement. Mon père disait qu’en ce temps-là, un homme pouvait se transformer en animal et un animal en homme. Que les arbres parlaient entre eux, que si l’on demeurait silencieux assez longtemps, il était possible de les entendre. L’énergie était partout, et il suffisait de se pencher pour s’en saisir, comme on recueille de l’eau au creux de sa main.
Il fut un temps où je croyais à cela. Un temps où je suivais mon mère dans la forêt : le vent effleurait nos cheveux, et tout murmurait à nos oreilles, l’herbe, les pierres, les animaux furtifs, des ombres qui apparaissaient et disparaissaient entre les arbres. Le monde était un cœur unique qui battait à intervalles infiniment lents.

(p 56) Autour de moi, les filles se développaient telles d’exubérantes plantes tropicales, et il me semblait que j’étais figée dans une autre époque, celle du départ de mon père, à la façon d’une montre qui s’est arrêtée. Devant moi l’avenir se déroulait, vide et blanc. Je courais, vite, mais c’était mon seul mouvement, des tours de piste qui me ramenait au point de départ. « Tu devrais voir les mecs mater ton cul quand tu t’entraînes », me disait Kishi, d’une voix de fille mûre, quand je lui demandais si, selon elle, nous existions pour de vrai, ou si nous étions juste des ombres.

(p 63) Je me demande, aujourd’hui, comment il est possible que je n’aie rien vu. Rien compris. Il se passait des choses, partout, c’était un glissement, une nappe que l’on tire très doucement.

(p 112) C’était le mois de janvier et le monde était aussi éblouissant qu’un miroir. Les arbres formaient un bloc luisant, on les aurait crus recouverts de laque. Le soleil mettait les peaux et les âmes à nu, les détails des visages, les sentiments les plus secrets. Les jambes des filles brunissaient, leurs bras semblaient faits d’une chair douce sur laquelle les bracelets tintaient à la façon d’un carillon d’été. Elles portaient des dos-nus, des jupes à volants, et l’on voyait des parties secrètes de leur anatomie, le dessin de leurs omoplates, une étoile tatouée sur le pied.
Il fallait se protéger les yeux pour supporter tant de beauté. Il était impossible d’imaginer que quoi que ce soit de sombre ou de cruel puisse avoir lieu ici-bas.

« Eden », Monica SABOLO
Editions Gallimard (275 p)
Paru en août 2019

13 commentaires sur “« Eden », Monica SABOLO

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    1. Comme je viens de le dire à Karine, je n’étais pas tellement tentée par Summer, mais je ne regrette pas d’avoir découvert l’auteur avec celui-ci.

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  1. Le thème me dit bien, mais les extraits me font hésiter, c’est bien écrit, mais il y a beaucoup de superlatifs et comme une tentation poétique, et j’ai du mal avec ce type de tentations …

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