« Belle du Seigneur », Albert COHEN

« Descendu de cheval, il allait le long des noisetiers et des églantiers, suivi des deux chevaux que le valet d’écurie tenait par les rênes, allait dans les craquements du silence, torse nu sous le soleil de midi, allait et souriait, étrange et princier, sûr d’une victoire. A deux reprises, hier et avant-hier, il avait été lâche et il n’avait pas osé. Aujourd’hui, en ce premier jour de mai, il oserait et elle l’aimerait. »
Ainsi chemine Solal, vers sa première tentative ô combien originale de séduction d’Ariane (« Car ce que je vais tenter, nul homme jamais ne le tenta […] »), elle aimée sur le coup (« le temps d’un battement de paupières ») et ainsi commence « Belle du Seigneur », les mots au rythme des pas de Solal, leur lyrisme écho de ses pensées, et l’écriture tout de suite me séduisit, c’est elle avec ses variations de registres et son tempo qui me retint au long de ces 1110 pages.

D’amour il ne sera ensuite plus guère question durant tout le premier tiers du roman, minutieuse satire de mœurs lue le sourire aux lèvres. Adrien Deume, le mari d’Ariane (née d’Auble, un monde entre eux), homme sans attrait épousé dans une période d’intense désarroi, s’y déploie dans toute son autosatisfaction de petit fonctionnaire de la Société des Nations (où l’auteur travailla, il la connaît donc de l’intérieur) : paresseux émérite champion de la procrastination, catégorie B obsédé par son avancement en A, il est persuadé que tout repose sur les relations entretenues avec les supérieurs en dehors du travail. Cette obsession de la promotion et cette conviction concernant les voies y menant sont présentes à tous les niveaux de la hiérarchie, on le constatera plus loin. Quant à l’inanité de son travail, elle reflète celle de la Société des Nations elle-même où, si l’on en croit certaine réunion que nous dépeint l’auteur, on se complaît sous couvert de conversations pseudo intelligentes à brasser du vent pour dresser in fine des écrans de fumée au lieu d’agir.
Adrien Deume est doté d’une mère adoptive, Antoinette Deume, petite-bourgeoise ridicule dont l’auteur dresse aussi, au travers de ses faits et gestes à leur tour décortiqués (notamment la préparation de la soirée pour Solal, décrite en long et en large), une réjouissante peinture à la Daumier, en même temps qu’il en fustige les travers.

Surgissent par ailleurs les Valeureux, cinq flamboyants voire grotesques cousins de Solal (dont Mangeclous, objet d’un autre roman) au verbe coloré et au geste excessif, présents heureusement pour moi en pointillés (ils avaient tendance à me saouler, trop c’est trop). Comme Solal (et comme l’auteur) ils sont juifs et la thématique du peuple juif opprimé (on est en 1936, en pleine montée du nazisme), qui aura une incidence déterminante sur le devenir de Solal, traverse les pages, avec entre autres une incroyable scène hallucinée dans les souterrains d’un ghetto.

Après la deuxième confrontation Solal/Ariane et une scène de séduction là aussi surprenante car totalement à rebours, le livre se focalise sur l’histoire d’une passion, un thème qui jusque-là m’avait retenue d’aborder l’œuvre car je m’en méfiais un peu. A juste titre car il m’a été impossible d’adhérer à cette vision d’un amour auto suffisant, où chacun des amants (Ariane en tête, qui s’acharne à creuser ce sillon, au risque de s’y embourber) s’évertue (à coups de bains successifs, mais Ariane a toujours aimé prendre plusieurs bains quotidiens et pourtant pas de canicule à l’ordre du jour) à se présenter à l’autre sous son meilleur jour, dans une perpétuelle mise en scène d’eux-mêmes (ah, leur goût pour les miroirs !), telles de glorieuses divinités d’un Olympe de l’amour. A distance, donc, je les ai regardés. Ce qu’ils vivaient et comment ils s’y débattaient, dans de pathétiques efforts, ne trouvait pas de résonance en moi et ne m’a pas émue, bouleversée etc. (autant de réactions notées dans les critiques que j’ai pu lire du roman), quelque compassion malgré tout (et l’envie de leur envoyer un conseiller conjugal). Point d’ennui pour autant car observer ses semblables, surtout quand ils sont à ce point particuliers, ne manque pas d’intérêt. Et puis j’étais emportée par le mouvement des mots, car s’il y a bien une chose qui m’a convaincue, je le disais déjà plus haut, c’est l’écriture, qui se coule malléable et s’adapte au propos, allant de l’élégiaque au vulgaire.

Dans « Belle du Seigneur », les personnages se parlent souvent longuement à eux-mêmes (ou parlent tout court, je pense aux Valeureux qui semblent atteints de logorrhée). Le roman se fait alors fleuve voire torrent de mots charriant leurs pensées. Et parce qu’on y est, dans leurs pensées, la ponctuation disparaît, plusieurs fils s’enchevêtrent et les idées se télescopent, jamais je n’avais vu retranscrit avec autant de brio le courant de ce qui, en flux continu, nous traverse l’esprit, des pages entières parcourues avec bonheur, jouissant de ces sauts du coq-à-l’âne mais sans que jamais l’on s’y perde, une réussite, vraiment.

« Belle du Seigneur » ne fut pas la lecture difficile que je craignais : j’ai trouvé à ce roman un incroyable élan, une fièvre même par moments, à l’image de sa démesure, et il m’a entraînée au fil de ses pages. Voilà une œuvre qui me marquera, littérairement parlant, aucun doute là-dessus.

P.S. 1 : c’est ce billet, paru dans le cadre du Challenge Pavé de l’été, qui a réveillé mon envie de me frotter au roman.
P.S. 2 : dans la foulée (la réussite de mon entreprise a dû me monter à la tête ^^ !), je me suis lancée dans « 
Guerre et paix », autre roman que j’appréhendais (j’en suis à mi-parcours) ! #callmecrazy

« Belle du Seigneur », Albert COHEN
paru en 1968
éditions Folio (1110 pages)

34 commentaires sur “« Belle du Seigneur », Albert COHEN

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    1. Non, ce n’est PAS un coup de cœur, Emma , il ne faut pas te laisser abuser par les 4 parts de tarte (d’ailleurs je vais les enlever, je me doutais que ça prêterait à confusion) qui signifient « marquant » ! La preuve : je n’ai pas rangé le livre dans « Le coin des préférés « . L’œuvre m’a effectivement impressionnée, d’un point de vue littéraire, mais elle n’a pas trouvé cet écho en moi qui aurait provoqué un coup de cœur. Ceci dit (et désolée pour la vivacité de ma réaction 🙂 ), si mon billet a pu t’apporter un éclairage supplémentaire sur le livre, je m’en réjouis.

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  1. Voilà un roman qui ne m’a jamais tentée. L’auteur ne m’est guère sympathique, ceci explique peut-être cela. « Guerre et Paix », je me suis lancée quand j’avais une vingtaine d’années et j’en suis venue à bout sans difficulté. Je pense que je le relirais différemment aujourd’hui.

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    1. De l’auteur, je ne connaissais rien (après, j’ai lu la notice Wikipédia), ce qui m’a évité les a priori. Enfin, j’en avais un (qui s’est confirmé), à savoir que l’histoire ne serait pas à mon goût. Mais quand on a appelé sa fille cadette Ariane (aucun rapport avec le bouquin, évidemment), tu comprends, on se dit qu’il va bien falloir le lire un jour, ce roman ^^ !

      Quant à « Guerre et paix », je trouve qu’il se lit beaucoup plus facilement qu’Anna Karénine (avec lequel j’avais eu du mal), mais bon, faut tenir sur la durée, quand même !

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    1. Tu vois, je parlais de ma fille cadette Ariane juste au-dessus, à Aifelle. Eh bien quand je lui ai fait mon petit compte-rendu de lecture, tout ce que je peux te dire c’est que je ne lui ai pas vraiment donné envie de lire le livre ^^ ! Du coup, j’étais embêtée parce que j’aurais bien voulu comparer mes impressions de lecture avec les siennes, mais j’avais beaucoup trop mal « vendu » le bouquin pour qu’elle se précipite dessus !!!

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  2. Ma lecture de ce roman date, mais je me souviens d’un éblouissement ! Pour l’écriture, pour Solal, ce prince charmant déroutant mais magnifique dans sa lutte contre les conventions amoureuses d’Ariane et les Valeureux ! La peinture du couple qui s’autodétruit à trop vouloir se regarder s’aimer m’a profondément marquée.

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  3. Guerre et Paix lu l’été dernier. Bien aimé mais j’avoue avoir passé tout ce qui avait trait aux guerres napoléoniennes 😕

    Quant à Belle du Seigneur lu il y a quelques années, immobilisée au lit , je me souviens avoir été subjuguée par cette folle passion et interloquée par la soumission de l héroïne. Et aussi passé quelques pages quand les « cousins » entraient en scène ! 😅

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    1. Les guerres napoléoniennes, c’est bon, pour le moment je tiens le coup !
      Pour les Valeureux, on est d’accord : ils sont soûlants ! Quant à Ariane, il me semble qu’on met un peu trop l’accent sur sa soumission, que je ne trouve pas (à un ou deux épisodes près) si évidente que cela : après tout, c’est elle qui donne le ton ATTENTION SPOILER en imposant à Solal la poursuite d’un certain mode de vie (de fonctionnement du couple) alors que lui-même a pris ses distances avec cela et goûterait autre chose (d’ailleurs, lorsqu’on en est rendus là, l’auteur ne nous immerge plus dans les pensées d’Ariane, mais nous donne juste à voir ce qu’elle fait, alors qu’on sait ce que ressent Solal, pour moi ça pose question). Mais, bon, il y aurait beaucoup à dire/analyser au sujet de ce fameux couple !

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  4. En voilà un pavé ! Je n’ai jamais osé m’y attaquer, mais tu me donnerais presque envie à moi, rien qu’avec cette phrase : « l’écriture me séduisit »…

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    1. Ce n’est pas une lecture dans laquelle je me retrouve, c’est un fait, mais je ne regrette pas d’avoir plongé dans ces pages : je trouve qu’elles valent le coup d’être lues (j’allais dire ne serait-ce que pour la performance ^^ !) !

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  5. Une lecture marquante, oui, mais je me suis demandé si j’étais normale à rester en dehors de cette passion (faut dire que les passages sur le mari m’amusaient plus). J’ai accroché à Solal quand il a eu des ennuis avec la police, ou enfin un truc du genre (lecture datant de 20 ans en gros)
    Mais quel ridicule cette passion centrée sur elle même, je crois qu’il y a une histoire de (toilettes) qui m’a tuée, là dedans.
    Bref, le relire?
    En tout cas je me relirais bien guerre et paix…

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    1. Tu vois, tu n’es pas la seule à rester en dehors de cette passion ^^ ! Et effectivement, il y a bien une histoire de toilettes, qui montre à quel point Ariane se soucie d’éloigner leur amour des viles contingences corporelles !
      Pffft, tu m’agaces avec ta prodigieuse vitesse de lecture, qui te permet d’envisager des relectures du type Guerre et Paix ^^ !!!

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  6. Le premier billet du challenge sur ce livre m’avait découragée, ton billet me remet un peu de baume au coeur, même si j’ai peur de rester en dehors de cette passion moi aussi. Je garde un excellent souvenir du « Livre de ma mère » pourtant.

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  7. Un très bon souvenir de lecture pour moi, à tel point que je l’avais relu dans la foulée. Aujourd’hui, je ne sais pas ce que j’en dirais mais j’avais adoré l’écriture, les personnages fantaisistes, comme le petit Deume ridicule… Et les moments « flux de pensée »…

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    1. Tu pointes ce que j’ai préféré dans le roman, au-delà de l’histoire d’amour qui en est cependant le cœur. Et pour ce qui est de la fantaisie, je ne l’ai pas mentionné dans mon billet, mais Ariane n’en est pas dépourvue, bien au contraire. On le voit clairement au début du roman et c’est entre autres ce qui séduit Solal. Malheureusement, cet aspect de sa personnalité s’étiolera par la suite, consumé par les exigences de la passion …

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  8. Contente de t’avoir donné envie de le lire 😉 Je vais peut-être amender mon billet parce que je me rends compte que je me suis trop emportée sur des points secondaires. Moi non plus je n’ai pas du tout adhéré. Je crois que la longueur m’a vraiment saoulé d’autant que j’avais l’impression de lire les divagations d’un vieux bourgeois misogyne imbu de sa personne. Je suis contente de lire ton avis qui diffère du mien 🙂

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    1. Ce n’est pas moi qui te pousserai à lire « Belle du Seigneur » si tu ne le sens pas, c’est trop particulier pour que je puisse le recommander, je peux juste attirer l’attention sur ce qu’il y a eu, pour moi, d’intéressant dans l’œuvre. Quant à Guerre et Paix, là, j’avoue que je fais une pause !

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  9. J’y avais pensé pour un pavé de l’été, mais après une discussion avec mon frère, qui a beaucoup aimé, j’ai compris que l’histoire d’amour m’agacerais au plus haut point;-) Malheureusement, quand le comportement des personnages m’insupporte, j’ai du mal à apprécier l’oeuvre, mais j’apprends 🙂 Je note en tous cas la belle écriture si je décide de m’y plonger un jour !

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    1. Je crois aussi que j’étais bien disposée (il y a des moments comme ça), c’est en tout cas un roman dont je comprends très bien qu’on n’ait pas envie de le lire, c’est précisément l’histoire qui m’en avait tenue éloignée (mais, par curiosité, lis donc les premières pages, à l’occasion).

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  10. Pour un pavé, c’est un pavé !! Ce livre m’avait à la fois beaucoup impressionnée et prodigieusement agacée, comme toi en somme ! J’ai détesté cette vision de l’amour, mais maintenant que je viens de finir son roman autobiographique sur sa mère, « le livre de ma mère », je comprends mieux…

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