« Désolations », David VANN

A cinquante-cinq ans, Gary s’est mis en tête de construire une petite cabane sur Caribou Island, au large de la maison où sa femme Irène et lui habitent, en Alaska, et alors même que les rigueurs hivernales approchent. Irène l’aide dans la réalisation de ce projet pour lui vital, peut-être parce qu’il lui semble, justement, devoir racheter toute sa vie. Mais elle n’y adhère pas et, aux difficultés matérielles de l’entreprise s’ajoutent bientôt, pour elle, d’insupportables maux de tête.
Rhoda, leur fille, s’inquiète de ce que ses parents sont en train de vivre. De son côté, en revanche, elle pense être en mesure de fonder enfin un foyer avec Jim, un dentiste plus âgé qu’elle, dont elle apprécie la compagnie et le style de vie. Au même moment, Jim rencontre et aborde Monique, une jeune femme dont la beauté et la jeunesse le saisissent. Monique est de passage avec son ami Carl et le couple a fait la connaissance de Mark, le frère de Rhoda, et de sa compagne Karen.
Un couple traverse une crise majeure, un autre se trouve mis en question, les liens amoureux ou familiaux se tendent ou se distendent, le tout dans un paysage où la nature est omniprésente, l’Alaska.

Petite réserve initiale toute personnelle : j’ai eu du mal à accepter le fait qu’Irène se plie à la volonté de Gary de construire cette cabane contre vents et marées. Je voyais bien que cette acceptation était directement liée au passé du couple et à sa volonté, à elle, d’aller de l’avant malgré tout, mais il m’était difficile de croire à la vraisemblance d’une telle situation compte tenu des conditions extrêmes (climat sans pitié, incompétence technique criante de Gary et puis, passer un hiver à deux dans une cabane de 15 m2 !).
Mais cette réticence ne m’a pas empêchée d’entrer sans difficulté dans le roman, sans doute parce que l’écriture, immédiatement, a emporté ma totale adhésion.
Malgré ce grand dehors qu’est l’Alaska, ce roman dégage une atmosphère de huis-clos – des relations de couples, jeunes ou vieux, tendues sur des désirs inassouvis, des ratages profonds ou en devenir – oppressant et sombre (mais après ma précédente lecture de l’auteur, j’ai nommé « Sukkwan Island » bien sûr, je pouvais relativiser…) . Omniprésent, l’Alaska affiche les contours d’une réalité fantasmée, quintessence de ce qu’on peut encore rêver de « sauvage » (une sorte de dernière frontière), qui se heurte à ce qu’elle est au quotidien, à la banalité de ce que les hommes sont capables d’y vivre ; pour Gary, ce sentiment de rupture persiste plusieurs décennies après, l’écart entre ce qu’il attendait de cette contrée et ce qu’il y vit fait écho à un écart plus global, entre ses désirs et sa vie.
Le roman offre une analyse psychologique minutieuse des êtres, quand bien même ceux-ci ont parfois du mal à se connaître eux-mêmes. Le passé pèse douloureusement, comme en témoigne la vision très forte sur laquelle s’ouvre le livre (voir extrait ci-dessous), et qui donne l’impression, d’emblée, que l’ombre de la tragédie plane sur le récit. L’inquiétude du lecteur, diffuse, croît avec le mal-être d’Irène. A contrario, Rhoda avance dans la vie avec une certaine idée du bonheur ou du moins de ce qu’elle croit nécessaire pour l’obtenir. C’est un personnage très empathique (enfin, pas encore assez…) et attachant. Mais Mark aussi, son frère, à sa façon désordonnée et bohême, qui s’est construit par opposition au climat de sourdes revendications régnant entre ses parents.

Roman puissant et superbement écrit, construit sur un rythme crescendo, « Désolations » m’a rappelé certains films tournés en cinémascope, intenses et dépaysants.

Extrait (début du roman) :
« Ma mère n’était pas réelle. Elle était un rêve ancien, un espoir. Elle était un lieu. Neigeux, comme ici, et froid. Une maison en bois sur une colline au-dessus d’une rivière. Une journée couverte, la vieille peinture blanche des bâtiments rendue étrangement brillante par la lumière emprisonnée, et je rentrais de l’école. J’avais dix ans, j’avançais seule, j’avançais à travers les amas de neige sale dans le jardin, j’avançais jusqu’à notre porche étroit. Je ne mes souviens pas du cours exact de mes pensées en cet instant, je ne me rappelle pas qui j’étais ni ce que je ressentais. Tout cela a disparu, effacé. J’ai ouvert notre porte d’entrée et j’ai trouvé ma mère pendue aux chevrons. Je suis désolée, ai-je dit, puis j’ai reculé avant de refermer la porte. J’étais à nouveau dehors, sous le porche. »

« Désolations », David VANN
Editions Gallmeister (297 p)
Paru en août 2011

P.S : Et que ceux (mais si, il y en a) auxquels « Sukkwan Island » n’aurait pas donné envie de plonger à nouveau dans une œuvre de David Vann se ravisent : « Désolations » est différent (même si on reste dans le sombre, mais rien qu’avec le titre, vous vous en seriez doutés) et il serait dommage de passer à côté d’un roman qui, à mon sens, le surpasse tant au niveau de l’histoire, plus riche, que de l’écriture.

38 commentaires sur “« Désolations », David VANN

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    1. Je comprends tout à fait que tu n’aies pas voulu lire Sukkwan Island. Pour tout te dire, c’est un roman que j’ai offert à mes chers bibliothécaires versaillais avant de partir, car je ne voulais pas le garder dans ma bibliothèque à moi…
      En revanche, après avoir lu « Désolations », emprunté à la bib, je me suis dit que, celui-ci, si je l’avais acheté, je l’aurais gardé.

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  1. C’est la première fois que je lis un article élogieux sur ce livre, jusqu’à présent tout le monde avait l’air unanime pour dire qu’il est beaucoup moins bien que Sukkwan Island.
    Pour ma part, je vais commencer par lire le premier car ce n’est toujours pas fait !

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    1. Tout le monde n’est pas unanime pour dire qu’il est moins bien, Emma, ça dépend des avis que tu as pu lire : du côté de ceux que je rejoins, qui disent au contraire qu’il est mieux, il y a déjà au moins In Cold Blog, Choco, Titine.

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  2. Pas lu Sukkwan Island, pas du tout tentée, donc pas de soucis de comparaison pour moi ^^
    Bon, je chipote, prête ? -)
    Sérieusement, je suis soufflée parce que je suis absolument d’accord avec tout ce que tu écris de ce roman et pourtant je n’ai absolument pas accroché, ce qui fait que je l’ai trouvé long, long, et froid. Absolument pour le huis-clos malgré les grands espaces, absolument sur le fantasme de la nature, ce qui est fantasmé par l’homme, les raisons profondes de ce fantasme, et cette réalité décrite superbement et avec minutie, absolument pour l’analyse psychologique des personnages ( si ce n’est que ceux qui m’ont intéressés ne sont pas développés…le frère et le jeune dont le périple est finalement un échec ). En revanche,  » le rythme crescendo  » , pas pour moi. J’attendais la fin, justement par ce pasage d’ouverture, une fatalité clairement annoncée ensuite avec la précise description des personnages ( très fines d’ailleurs, toutes ces petites scènes ).
    Ce que je te disais précedemment sur la  » sensibilité  » de lecture.

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    1. Ah, mais c’est vraiment fou, ça ! On a exactement la même analyse mais pas le même ressenti !
      Oui, tu as raison, cet exemple démontre de manière criante ce que tu disais au sujet de notre sensibilité/réceptivité à une lecture.
      Et moi aussi j’aurais aimé que certains personnages soient plus développés, mais je pense surtout à Mark (Carl l’est déjà un peu), plutôt que cet être veule qu’est Jim.

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    1. J’ai hésité à le noter, ce PS… mais je me suis dit que, moi, il avait déjà fallu que je me force un peu pour aller vers « Désolations » (je craignais l’aspect plombant), et pour d’autres lecteurs c’est bien pire, « Sukkwan Island » a eu un effet rédhibitoire sur eux et ils risquent de ne plus vouloir retenter l’auteur. Ce n’est pas forcément ce qu’on voit sur les blogs ou dans la presse, mais j’ai vu les réactions de copines ou autres à cette lecture.

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    1. Pour être sombre, c’est sombre ! Il vaut mieux être d’humeur à encaisser.
      Mais je l’ai lu juste après « Les ombres de Kittur » (la parution des billets ne reflète pas forcément l’ordre de lecture car il y en a certains qui mûrissent dans l’ordi plus longtemps que d’autres), alors j’ai relativisé…

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  3. Je suis entièrement d’accord avec toi et j’ai également préféré « Désolations » plus complexe, plus riche en personnages que « Sukkwan Island ». Pour ce qui est d’Irène, je penser que pour elle refuser la cabane c’est mettre fin à son mariage. Et il est hors de question que ce soit elle qui quitte son mari.

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    1. Oui, tu as raison. Mais j’ai trouvé l’affaire invraisemblable (toujours cette question de vraisemblance sur laquelle on tique parfois, comme quand, dans « Sukkwan Island », la mère laissait son fils partir seul avec son père sur l’île) dans son montage matériel, ça devient rapidement insensé, ce truc, et Irène suit toujours et encore, aussi insensée que son mari dans l’histoire, mais pour un autre motif, comme tu le soulignes.

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  4. Ah tiens, justement je fais partie des mitigés du premier… Mais comme nous avons pas mal de goûts en commun, il est possible que je me décide peut-être à lire cet opus.

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    1. Celui-ci, à mon avis, a bien plus d’atouts pour te convaincre !
      Mais, bon, regarde le commentaire d’Emmyne et tu verras que rien n’est jamais gagné d’avance 🙂 .

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  5. Ce roman est dans ma PAL et j’ai très envie de le lire, j’avais déjà été très marquée par Sukkwan Island, et je suis prête à retenter l’aventure de l’Alaska.

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  6. moi non plus je n’ai pas vraiment réussi à comprendre comment et pourquoi Irene se pliait à tout ça !! mais, comme toi, ca ne m’a pas empêché de beaucoup aimé ce roman !

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  7. Je me rends compte que la violence du premier effraye bon nombre de lecteurs pour ce Désolations. C’est vraiment fort dommage car, comme tu le soulignes, le roman est différent, l’analyse psychologique est vachement plus travaillée. ça reste un univers glaçant et noir certes mais extrêmement puissant !
    Très surprenant hein, vos échanges avec Emmyne et les ressentis différents ! ça prouve d’autant plus que la lecture peut être multiple !

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    1. Oui, les lecteurs sont un peu échaudés et se méfient ! Même moi, je ne l’avais pas acheté mais j’ai attendu de pouvoir l’emprunter en bibliothèque (bon, je l’achèterai plus tard en poche, je pense, j’aime bien avoir un livre dans ma bibliothèque quand je l’ai aimé).

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  8. Ton PS me permet de remonter un peu ce titre dans ma LAL parce que j’avoue que je n’étais pas très pressée de le lire pour le moment (à cause de cette sensation de similitude avec son précédent). Mais je sais que je risque de m’énerver contre les personnages (encore une fois ! mdr !). Et j’adore ta nouvelle bannière (elle est bien nouvelle, n’est-ce pas ? parfois, je suis un peu à côté de la plaque quand il est question de remarquer des changements ! mdr !) … elle me fait penser à Thursday Next !

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    1. C’est certain, d’autant que, d’après ce qu’il dit, il va aller en se diversifiant ne serait-ce que d’un point de vue géogrpahique puisque, lors de la remise du Prix du Marais, à la médiathèque de Lomme, il a évoqué un roman se déroulant en Californie.

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  9. oh chouette, chouette, chouette, je me réjouis d’avoir ce roman sur ma PAL !
    Trop sympa, ta nouvelle banière ! Tu deviens drôlement branchée, maintenant que tu es lilloise !!!

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