Noah, alias Bird, du moins est-ce ainsi que sa mère l’appelait, reçoit de celle-ci, absente depuis maintenant trois ans, une lettre en forme d’énigme. Il se met donc en quête d’elle, dans un parcours en mode jeu de piste qu’il effectue dans le plus grand secret.
A l’époque de sa disparition, Bird avait entendu dire que sa mère, une POA (Personne d’Origine Asiatique), les avait quittés car elle représentait une menace pour le PACT (Preserving American Culture and Traditions Act) et allait être arrêtée. Quant à son père, il lui avait donné comme unique et impérative consigne de la déclarer comme ne faisant plus partie de leur vie (celle-ci avait d’ailleurs bien changé puisque, de professeur, son père était devenu magasinier dans la bibliothèque de l’université, où nombre de livres ont été retirés des étagères, et ils avaient quitté leur maison pour un tout petit appartement). Car il ne fait pas bon être lié à Margaret Miu, c’est le nom de sa mère, poétesse dont l’œuvre inspire les opposants au pouvoir.
Et, d’une manière générale, il n’est guère prudent de manifester une quelconque hostilité à l’égard de celui-ci : on risque en effet, au motif que l’on exerce une influence néfaste sur eux, de se voir retirer la garde de ses enfants, replacés au loin auprès de foyers jugés sains. Qui sait alors si l’on retrouvera un jour ces cœurs disparus, que des happenings sporadiques, brèves éruptions artistiques hors du contrôle des forces de l’ordre, rappellent aux mémoires des passants ?
C’est, dans un premier temps, au travers du regard de Bird que l’on découvre une Amérique d’après la Crise, une crise dont, on le verra plus tard, la responsabilité a été imputée à la Chine (le pouvoir utilise ses mécanismes de défense en désignant un bouc émissaire), si bien que toutes les personnes d’origine asiatique font l’objet d’une suspicion a priori, pour ne pas dire de l’opprobre général. Bird, lui, ne voit que ce qu’on lui donne à voir, au travers du prisme des leçons assénées en classe, vantant les mérites du PACT et la nécessité de s’y conformer, sans hésiter s’il le faut à dénoncer les contrevenants.
La deuxième partie du roman embrassera un point de vue adulte et offrira un retour en arrière permettant d’appréhender en le détaillant un contexte jusque-là ébauché. J’ai beaucoup apprécié ce changement de perspective, cette manière d’approcher les choses par la périphérie pour se diriger ensuite vers leur centre. Le récit démontre aussi le poids de l’Histoire et le pouvoir qu’on détient en la transmettant, telle quelle ou censurée, les livres étant à nouveau les premiers sacrifiés quand il s’agit de restreindre l’accès aux informations.
La description de cet environnement liberticide s’insère directement dans l’histoire prenante et poignante d’une mère contrainte d’abandonner son enfant pour le protéger, une mère victime de l’ironie du destin car son œuvre lui a échappé (« C’était comme si ces mots étaient devenus une créature indépendante, partis vivre leur vie – ce qui au fond était le cas. ») et c’est bien malgré elle qu’elle s’est retrouvée promue poétesse révolutionnaire. Elle entreprend alors, à son humble niveau de raconteuse d’histoires, de garder la trace de tous les cœurs disparus, tous ces enfants arrachés à leurs parents. Ce phénomène a une ampleur dont elle n’avait pas conscience, tant le silence des parents espérant encore retrouver leurs enfants, s’ils restent dans les rangs, sait éteindre les échos de leur absence :
« Pendant toutes ces années, elle n’avait pas parlé à un seul enfant replacé. Ils étaient bien cachés : une nouvelle ville, une nouvelle famille, un nouveau nom. Tout ce qui restait était le sillage de chagrin de leur absence, les trous effilochés qu’ils laissaient derrière eux. Les rares qu’ils avaient réussi à localiser étaient inaccessibles, cadenassés dans leur nouvelle maison, leur nouvelle vie. Ceux qui avaient été enlevés suffisamment jeunes ne se souvenaient parfois même pas de leur ancienne vie, de leur ancienne famille. »
En amont, la crainte de se voir retirer son enfant dissout les velléités de révolte :
« C’était un processus si lent qu’on pouvait ne pas même s’en apercevoir, comme quand le ciel passe du crépuscule à la nuit. Le calcul que tout le monde faisait avant d’ouvrir la bouche, avant de poser les doigts sur le clavier : est-ce vraiment important à dire ? Vous jetiez un coup d’œil au petit lit à barreaux dans le coin, à votre enfant qui jouait sur la moquette. »
La peur d’être repéré pour tout acte ou pensée subversive finit par être omniprésente, tant les risques sont élevés :
« Peu à peu, elle commença à comprendre comment ça marchait. Vous disiez quelque chose qui ne plaisait pas à quelqu’un. Vous faisiez quelque chose qui ne plaisait pas à quelqu’un, ou bien vous ne faisiez pas quelque chose et ça ne plaisait pas à quelqu’un. Vous étiez journaliste et vous écriviez un article au sujet des enfants placés, ou des délits de faciès contre les personnes d’origine asiatique, ou vous osiez remettre en question leur diabolisation. Vous postiez sur les réseaux sociaux quelque chose qui critiquait le PACT, les autorités ou l’Amérique. Vous aviez une promotion et votre collègue était jaloux. Ou bien vous ne faisiez rien du tout. Un beau jour, on sonnait à votre porter. Quelqu’un les avait appelés, disaient-ils, même s’ils ne donnaient jamais de nom, invoquant le respect de l’anonymat, valeur sacrée du système. Ça ne fonctionne, disaient-ils, que si les gens savent qu’on taira leur nom. »
C’est ainsi que les gens s’engluent dans le quotidien, en renonçant à toute protestation.
La dissidence existe, pourtant, mais sans mouvement de masse, juste sous forme d’un maillage souterrain allié à des soubresauts de résistance, dont on se prend à espérer qu’ils éveilleront les consciences et mettront les gens en mouvement.
Le roman est nourri d’éléments rappelant nos Histoires proches, preuve s’il en est qu’il suffit de quelques bifurcations pour conduire un pays vers le totalitarisme. Ne pas trouver invraisemblable cette nouvelle version de l’Amérique qui nous est proposée s’avère pourtant assez inquiétant.
Sensible et percutant, porté par une écriture d’une grande beauté, « Nos cœurs disparus » est un texte puissant et grave, dont le réalisme s’affirme jusque dans son dénouement ouvert.
N.B. : de l’auteure, j’avais déjà lu, et aimé (mais pas autant) « Tout ce qu’on ne s’est jamais dit »
« Nos cœurs disparus », Celeste NG
titre original Our Missing Hearts (2022)
traduit de l’anglais (États-Unis) par Julie Sibony
éditions Sonatine (384 p)
paru en août 2023
Je n’ai pas encore lu l’autrice ; le thème de celui-ci est très tentant, même s’il est flippant.
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Le réalisme est un critère intéressant pour ce genre de sujet… et l’écriture. J’étais déjà convaincue par les précédents romans de Celeste Ng, je lirai très certainement celui-ci.
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Il est sur ma pile, j’espère l’apprécier aussi 🙂
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Pour ma part, j’ai trouvé la première partie un peu longue. La deuxième m’a semblé plus intéressante et mieux rythmée.
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C’est le 1er billet que je lis… merci ! J’essaierai de l’emprunter, ton billet est tentant.
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Je n’ai jamais lu Celeste Ng, tu me donnes envie d’essayer, peut-être avec celui-là justement.
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