« La leçon d’allemand », Siegfried LENZ

Dans une île au large de Hambourg, Siggi Jepsen est incarcéré au sein d’un centre de détention pour jeunes délinquants. Parce qu’il a rendu une copie blanche à l’issue de la dernière leçon d’allemand, alors qu’il devait rédiger une composition sur « Les joies du devoir », il se retrouve puni, à l’isolement, obligé de se livrer à cet exercice qui lui avait paru insurmontable.
Car ce thème des « joies du devoir », qui le renvoie à un passé récent, il lui est impossible de l’aborder frontalement. Pour parvenir à en cerner les douteux contours, il lui faut en effet revenir en arrière, entamer un lent processus de restitution des événements, en vue d’essayer in fine de donner un sens à l’ensemble :
« Je veux rester ici, seul, tout seul dans cette cellule qui m’apparaît comme un tremplin sur lequel on m’aurait forcé de monter ; je dois descendre, je dois sauter et plonger encore et encore jusqu’à ce que j’aie tout remonté des profondeurs, tout ce puzzle de souvenirs que je voudrais reconstituer sur la table, élément par élément. »
Siggi emmène alors son lecteur, pendant la seconde guerre mondiale, sur des terres balayées par le vent et battues par les vagues de la mer du Nord, dont une digue les protège, une contrée isolée mais où son père, le brigadier Jens Ole Jepsen, « responsable du poste avancé de Rugbüll, le dernier poste de police à l’extrême nord du Schleswig-Holstein », applique scrupuleusement les consignes qui lui viennent de sa hiérarchie. Aussi, lorsqu’il lui est demandé de transmettre au peintre Max Ludwig Nansen, qu’il connaît pourtant depuis toujours et qui l’a jadis sauvé de la noyade, l’interdiction de peindre décidée par Berlin, il n’hésite pas et n’a de cesse, dans la foulée, de veiller au strict respect de cette mesure …

Ce qui devait n’être qu’un simple exercice de rédaction prend, au fil des pages et des cahiers qui s’accumulent sous la plume de leur jeune auteur (en même temps que la punition se voit sans cesse prolongée à sa demande), les allures d’un récit au long cours : Siggi ne peut l’interrompre avant d’être parvenu à son terme, car s’il ne va pas jusqu’au bout son texte n’aura pas de sens, il n’aura pas pu exprimer ce que « les joies du devoir » évoquent pour lui.
A ses côtés, le lecteur découvre donc la vie qu’il menait à Rugbüll et sa proximité avec le peintre Max, leur voisin. Il fait connaissance de sa famille et en particulier de son père, le très rigide brigadier, qui ne veut plus entendre parler de son fils aîné Klaas, coupable de s’être automutilé pour ne pas combattre.

« La leçon d’allemand », roman imposant qui prend son temps mais ne m’a pas lassée tant il m’a impressionnée, c’est d’abord un rythme, un mouvement ample dans l’écriture proche du flux et du reflux des vagues de souvenirs dont la mémoire se fait porteuse, une recherche d’un temps perdu dont Siggi demeure prisonnier.
En permanence, le récit est soutenu par la voix du narrateur et ses adresses au lecteur, témoin de ses tentatives pour peindre au mieux ce qu’il veut nous donner à voir, évocation dérivant parfois à la lisière du réel. J’utilise à dessein le terme « peindre » car, dans le roman, les descriptions des paysages maritimes du Nord de l’Allemagne sont autant de tableaux qui se déploient sous nos yeux. Les toiles de Max s’inspirent aussi de ce décor naturel et se peuplent de personnages vivement colorés et aux traits fantasques, dans un style qu’on imagine expressionniste, de quoi choquer le commun des mortels … et ses chefs de l’époque, prompts à condamner pour l’éradiquer cet « art dégénéré » :
« Ma mère s’arrêta de manger. Elle planta ses coudes sur la table. Elle fixa la raie impeccable de mon père et, comme de juste, elle dit : Parfois je pense que Max devrait se réjouir de cette interdiction. Quand on voit le genre d’humanité qu’il peint : ces visages verts, ces yeux mongols, ces corps difformes, toutes ces choses qui viennent d’ailleurs : on sent qu’il est malade. Un visage allemand, on n’en rencontre pas chez lui. Autrefois, oui. Mais maintenant ? La fièvre, c’est ça, tu comprends, tout est fait dans la fièvre. Mais à l’étranger, il est très connu, dit mon père, on l’apprécie beaucoup. Parce qu’ils sont eux-mêmes malades, dit ma mère ; c’est pour ça qu’ils s’entourent d’images malades. »
Au travers du cas particulier du peintre Max, c’est, en filigrane, le traitement de la différence dans l’Allemagne hitlérienne qui est pointé du doigt, autant que la capacité (ou l’incapacité) de l’individu à se positionner face aux décisions d’un pouvoir arbitraire, en menant une réflexion personnelle : il n’est plus question ici des « joies » mais des « limites » du devoir.

« La leçon d’allemand », c’est aussi l’histoire de Siggi, enfant puis adolescent élevé dans une maison où on ne respire bien qu’en en franchissant le seuil, dehors, jeune homme maintenant presque adulte, dont on se demande pour quelle raison il est incarcéré : un roman d’apprentissage qui n’en est pas vraiment un, comme en témoigne son dénouement, déconcertant mais réaliste.

« La leçon d’allemand », c’est, enfin, une magnifique déclaration d’amour à un pays d’eau, de ciel et de vent.

« La leçon d’allemand », Siegfried LENZ
titre original « Deutschstunde » (1968)
éditions Robert Laffont – collection Pavillons Poche (572 p) – épuisé

N.B 1. : j’ai lu le roman dans sa version numérique, la seule disponible actuellement, ce qui a sans doute facilité ma lecture puisque qu’on peut modifier la mise en page en aérant le texte, présenté de manière assez compacte (les dialogues sont intégrés dans le corps du texte).

N.B. 2 : c’est la sortie, le 19 janvier dernier, d’une adaptation cinématographique du roman qui m’a poussée à (enfin !) le lire, car je le connais de réputation depuis longtemps, pour le cas où j’aurais envie de voir le film ensuite (bon, pour le moment, il ne passe pas chez moi donc la question ne se pose pas encore).

15 commentaires sur “« La leçon d’allemand », Siegfried LENZ

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  1. j’ai été très gênée par ce roman qui annonçait que le peintre était victime de mesures antisémites ce qui est complètement faux, de plus si Max est une représentation de Nodle Nodle était un nazi antisémite convaincu.
    Et puis ce roman est beaucoup trop lent pour moi.
    La seule chose que j’ai aimé c’est la description du sens du devoir qui mène à des catastrophes

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    1. Oui, j’ai vu sur ton blog que tu n’avais guère aimé et je ne te rejoins pas dans ton approche. Je ne veux pas entrer dans la polémique concernant le peintre que l’auteur aurait évoqué, le roman se suffit à lui-même et m’a plu tel quel .

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  2. Je vais le reprendre bientôt, justement à cause de cette adaptation cinématographique. C’est vrai qu’il n’est pas facile à trouver ce roman. Pareil pour le film. Il est passé à Lyon à peine deux semaines !

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    1. Le livre est affiché comme « indisponible » dans ses diverses éditions (y compris sur lalibrairie.com) ; j’ai cru qu’ils allaient le rééditer à l’occasion de la sortie (confidentielle ?) du film, mais rien à l’horizon. J’ai fini par en trouver un neuf (reste de stock) sur un site marchand (pas celui qu’on n’aime pas 😉 ) et je l’ai acheté pour que mes filles puissent le lire (la version numérique est avec DRM, c’est saoulant parce que du coup je ne peux pas le prêter).

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  3. Je viens d’aller voir le film, et je suis perplexe sur la fin (le vol des tableaux), je m’interroge sur les motivations de Siggi.
    Ceci étant dit, je m’étonne de la citation que tu proposes: le personnage de la mère ne dit rien de ce genre à l’écran (adaptation libre, donc?), et ne semble pas approuver son mari, même si elle ne fait rien contre lui.
    je serais curieuse de lire le roman. Je vais voir si ils l’ont à la bibli.

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    1. ATTENTION SPOILERS
      La fin du livre, telle que je l’évoque dans mon billet, n’est pas le vol des tableaux. Celui-ci fait partie de ce qu’on apprend en cours de route (= le motif de l’incarcération) et je peux t’assurer que les motivations de Siggi sont très claires : les tableaux lui apparaissent en danger (il le ressent même physiquement, il aperçoit l’ombre d’une flamme sur ceux qui sont menacés) et ce n’est pas étonnant compte tenu du traumatisme qu’a été pour lui l’incendie du moulin par son père, ce moulin où Siggi avait aménagé une cache dans laquelle il affichait propres collections d’images et où il avait déjà dissimulé des œuvres de Max en vue de les protéger.
      Quant à la mère, elle ne s’oppose jamais à son mari. C’est une présence diffuse et souffreteuse, la plupart du temps réfugiée dans sa chambre, une absence plutôt qu’une présence, en fait.

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      1. d’accord, ce qui m’a étonné dans ta citation, c’est que dans le film, elle est manifestement opposée au fait d’ôter les tableaux de Max de leur salon et aussi de leur chambre (son portrait), du coup, ça contraste avec ses paroles de la citation…

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