« Le temps des loups – L’Allemagne et les Allemands (1945-1955) », Harald JÄHNER

Si, comme moi, vous vous êtes déjà interrogé sur la façon dont l’Allemagne, sortie vaincue du conflit et coupable collectivement du massacre d’un peuple, avait vécu l’immédiat après-guerre avant de s’acheminer vers les nations (RFA et RDA) puis la nation (Allemagne réunifiée) que nous connaissons maintenant, l’essai d’Harald Jähner, « Le temps des loups – L’Allemagne et les Allemands (1945-1955) » devrait vous aider à répondre aux questions que vous vous êtes posées.

« La manière dont deux sociétés antifascistes et inspirant la confiance ont […] pu, chacune à sa manière, s’établir sur la base du refoulement et de l’altération des faits constitue une énigme que cet ouvrage aimerait éclairer en étudiant les défis extrêmes et les styles de vie singuliers des années d’après-guerre », explique l’auteur dans son avant-propos.
En un peu plus de trois cents pages, il analyse avec rigueur et minutie l’état dans lequel le pays se trouvait une fois les armes déposées, aussi bien physiquement que mentalement et l’évolution qu’il a connue, entraînant un changement progressif des mentalités.


Berlin 1946 . Des femmes déblaient la Jägerstrasse

A la fin de la guerre, l’Allemagne compte 500 millions de mètres cubes de décombres et des millions de personnes déplacées (1). Les expulsés des territoires de l’est viennent bouleverser les équilibres régionaux, au point de faire craindre une guerre civile.
Les femmes, qui avaient tout géré pendant que les hommes étaient au front, les ont vu rentrer et, bon an mal an, alors que ce retour n’avait rien de triomphal (2), ont dû leur laisser reprendre les rênes. En même temps, elles affirment une farouche volonté de vivre jointe à « une envie de l’étranger » qui se traduit notamment par leur fréquentation des soldats Alliés (analyse très intéressante de l’auteur concernant ce point particulier, voir (3) ), malgré l’interdiction formelle qu’avait reçue les GI à ce sujet.

Les Allemands sont pris d’une frénésie festive, que le contexte de misère ne parvient pas à freiner. « Le carnaval devint une métaphore courante pour désigner le double visage des Allemands d’après-guerre. La société de capitulation cédait lentement le pas à la société des loisirs ».
Pourtant, l’heure est, au quotidien, à la débrouille. La nécessité de faire face, en restant à peu près dans des limites socialement acceptables, supplante les récents antagonismes (entre membres du parti et opposants). Le marché noir est incontournable et le recours au pillage (de charbon et de pommes de terre notamment, sur des trains qu’on force à l’arrêt) souvent nécessaire pour survivre. Étonnamment, souligne l’auteur, les Allemands s’inquiètent alors de cette situation. « On imagine difficilement pire distorsion de la perception collective », explique-t-il : le peuple allemand se perçoit comme basculant dans la criminalité, alors qu’« aux yeux du monde, « les Allemands », avec leurs crimes de guerre et leur génocide, étaient depuis longtemps devenus des criminels. Ils avaient rompu avec la civilisation, étaient sortis du cercle des nations dans lesquelles les droits de l’homme étaient en vigueur. »

Le 20 juin 1948, l’Allemagne voit l’introduction du deutsche mark avec l’éviction conjointe du reichsmark. « […] environ 93 % de l’ancienne masse de reichsmarks fut détruite sans remplacement. Il ne resta aux épargnants qu’un total de de 6,5 % de leur patrimoine. » Cette réforme monétaire constitua un véritable big bang qui initia le redémarrage de l’économie en réinstaurant la confiance des Allemands dans leur monnaie et en redistribuant les cartes de manière équitable. (4)

Willi Baumeister : Monturi avec rouge et bleu, 1953.

Dans le même temps, l’appétit de culture qui a saisi les Allemands dès la fin du conflit ne se dément pas. L’art abstrait profite de la guerre froide pour s’imposer à l’Ouest, pendant que le figuratif est la règle à l’Est. Le design devient épuré et la fameuse table en forme de rein s’affiche aux antipodes des anciens meubles massifs en chêne. L’auteur explique à quel point ce changement du design accompagne l’évolution des mentalités (5).

1955 : Heinrich Nordhoff célèbre la sortie de la millionième Coccinelle

In fine, « la puissance de l’essor économique joua un rôle plus central dans la conclusion positive de l’histoire de l’après-guerre. […] Cette chance [du miracle économique] était totalement imméritée. Que les Allemands, à l’Est comme à l’Ouest, se soient hissés en quelques années au sommet économique de leur bloc respectif n’avait rien à voir avec la justice historique. »

Et la culpabilité allemande, dans tout cela ?
Après guerre, le massacre des Juifs semble, chez les Allemands, de l’ordre de l’indicible. Dès lors, ils vont avoir une propension manifeste à se considérer comme victimes du national-socialisme, des dupes embarquées malgré elles par un système qui les a leurrées (la réalité est plus nuancée : excepté dans ses derniers moments, la dictature national-socialiste n’avait pas eu besoin de recourir à la terreur pour s’installer durablement ; mais « C’est seulement depuis deux décennies que s’est imposée l’idée que la grande majorité des Allemands tout à fait ordinaires a soutenu le nazisme. »). Le mal avait soudain surgi et s’était déchaîné, cela aurait pu arriver dans un autre pays que le leur.

« Fort de la conviction d’avoir été trompé et utilisé, le cœur idéologique incandescent de chaque nazi sembla s’éteindre intégralement, et il put se mettre à la disposition de la démocratie sans la moindre réserve intérieure, comme s’il avait réussi, en menant un rude travail intellectuel sur lui-même, à produire le miracle d’une dénazification mentale. Le destin de victime que l’on s’attribue mutuellement avec emphase – en qu’on appelle en sociologie l’autovictimisation – exempta la plupart des Allemands de tout sentiment d’obligation de se confronter aux crimes nationaux-socialistes commis en leur nom. » (6)
L’adoption d’une telle attitude permit le refoulement et évita de se confronter à l’atrocité des crimes commis, même si, déjà (et avant la génération ultérieure), de jeunes Allemands attaquaient leurs parents et leurs grands-parents à ce sujet, tout en leur reprochant de les avoir envoyés se faire tuer à la guerre.


Dense et passionnant de bout en bout, « Le temps des loups » s’efforce de traquer la vérité des faits et des consciences au-delà des « mythes et fantasmes » venus les travestir et les transformer éventuellement en représentations collectives erronées. Agrémenté d’une iconographie très bien pensée, c’est un essai d’une remarquable intelligence, dont je ne peux que vous recommander la lecture.


EXTRAITS :

(1) Au cours de l’été 1945, ce sont environ 75 millions de personnes qui vivaient dans les quatre zones d’occupation. Bien plus de la moitié ne se trouvaient pas là où elles auraient dû ou voulu être. La guerre avait agi comme une gigantesque machine de mobilisation, d’expulsion et de déplacement. Les survivants, elle les avait recrachés quelque part, bien loin de ce qui avait jadis été un domicile.

(2) Beaucoup de soldats comprirent seulement au moment du retour dans leur famille, en ultime conséquence, qu’ils avaient perdu la guerre. Il n’était nul besoin pour cela de voir les hommes qui avaient remporté la victoire se pavaner dans le pays occupé. Il leur suffisait, pour se sentir humiliés, de percevoir – même s’ils ne faisaient souvent que l’imaginer – le regard de compassion porté par la femme sur l’aspect misérable du revenant. A cela s’ajoutait l’impression d’être à plusieurs points de vue responsables de la détresse de la famille : d’une part parce qu’ils avaient contribué à déclencher la guerre, et d’autre part parce qu’ils l’avaient perdue. Ce sentiment d’échec historique dans la dimension privée, celle de protecteur de la famille, pesait le plus souvent incomparablement plus lourd que la culpabilité dans les crimes nazis.

(3) Quand il est question des femmes dans l’après-guerre, l’heure des statistiques sonne dans l’historiographie. Les pages se noircissent aussitôt de chiffres et de tableaux sur la situation économique, sur l’activité professionnelle et sur la participation aux activités des partis et des syndicats. Il ne reste pas ici beaucoup de sens de la joie de vivre [c’est moi qui souligne]. Cette limitation aux aspects matériels des relations avec les Alliés transforme les femmes en objets purement passifs de la misère. Une étude plus approfondie de l’exaltation qu’inspiraient les Américains ferait au moins partiellement de ces femmes les sujets de leur propre existence. Mais même la science féministe aime voir les femmes comme des victimes et ne parvient pas à tirer grand-chose de leur désir.

(4)  L’effet psychologique de la réforme monétaire n’en fut pas moins celui d’un fulminant coup de feu au départ d’une course. Elle semblait remettre une nouvelle fois à zéro les horloges de l’histoire, trois ans seulement après que les Allemands avaient déjà eu le sentiment qu’ils pouvaient ou devaient reprendre entièrement au début.[…] Il y eu aussi un élément égalitaire dans la réussite de ce take-off sur le plan de la psychologie de masse. En pourvoyant tous les citoyens de la même somme de 60 deutsche marks, en dévalorisant radicalement l’épargne et en replaçant tout le monde sur la case départ, comme au Monopoly, la réforme monétaire mettait en scène le miracle d’une égalité des chances qui fait encore aujourd’hui partie des obligations de l’Allemagne fédérale. Aucun objet ne le montre mieux que la Volkswagen, bien qu’elle ait été (ou justement parce qu’elle avait été) l’un des projets privilégiés de Hitler.

(5) La table en forme de rein pouvait certes paraître particulièrement sinistre lorsqu’elle devait s’affirmer comme unique témoignage du design moderne face à tous les monstres sombres qui meublaient le reste de la maison, mais elle grandit dans les imaginations pour devenir le symbole de ce logement clair, généreux et aérien auquel on voulait accéder un jour. La table en forme de rein était un programme et une promesse d’avenir : l’élément d’un cadre de vie meilleur que l’on pourrait bientôt s’offrir.
Vingt ans plus tard, le chic des années 1950 paraissait déjà à beaucoup factice et déplacé. Et pourtant, ce mobilier oblique contribua de manière essentielle à la guérison intellectuelle des Allemands. Certains réussirent à maîtriser le passé par le biais du décor. Si l’on considère que la seule instance valable de la dénazification est la raison, cela paraît impossible. Mais on peut peut-être déjà se transformer un peu en changeant l’aspect de son environnement. Le design dessine la conscience, et cette sentence est plus qu’un jeu de mots. Nombre d’éléments plaident en faveur de l’idée qu’une partie de l’autoéduaction des Allemands fut assurée par leur sens visuel et tactile. Ils accomplirent en tout cas le changement de décor avec une telle radicalité que le design est resté jusqu’à nos jours dans les mémoires comme la principale survivance des années 1950.

(6) La convention collective consistant, pour la majorité des Allemands, à se compter parmi les victimes de Hitler constitue une marque d’arrogance difficilement supportable eu égard aux millions de personnes assassinées. Vue cependant depuis l’observatoire surplombant la justice historique, cette manière de s’exonérer de ses fautes – comme le fait d’avoir pris des gants avec la plupart des criminels – suscite l’indignation ; pour l’installation de la démocratie en Allemagne de l’Ouest, elle était une modalité acceptable et probablement inévitable, parce qu’elle constituait la base mentale d’un nouveau départ. Car la conviction d’avoir été des victimes de Hitler était la condition nécessaire pour se départir de toute loyauté envers le régime déchu sans se sentir lâches, opportunistes ou sans honneur. Cela s’imposait d’autant plus qu’à l’Est comme à l’ Ouest on dut se placer encore longtemps sous la protection des anciens ennemis. Les deux construction d’amitié, l’amitié entre les peuples allemand et russe à l’Est aussi bien que l’amitié entre la RFA et les Alliés occidentaux, ne fonctionnèrent que grâce à ce narratif victimaire qui culmina avec l’affirmation selon laquelle les Allemands avaient été libérés en 1945.

« Le temps des loups – L’Allemagne et les Allemands (1945-1955) », Harald JÄHNER
titre original Wolfszeit Deutschland und die Deutschen 1945 – 1955 (2019)
traduit de l’allemand par Olivier Mannoni
éditions Actes Sud (254 p)
paru en janvier 2024

5 commentaires sur “« Le temps des loups – L’Allemagne et les Allemands (1945-1955) », Harald JÄHNER

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  1. Le destin de l’Allemagne m’a toujours donné de l’espoir, au sens où si un peuple peut facilement sombrer dans la barbarie, l’inverse est tout aussi vrai, il suffit d’une génération pour tout changer…

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