« Un pays de fantômes », Margaret KILLJOY

« « L’homme sous le haut-de-forme » : voilà comment je comptais intituler cette rubrique, lorsque les directeurs de la Gazette de Borao me l’avaient confiée. Quarante, peut-être même cinquante pouces de colonne par semaine, six mois durant, sur Dolan Wilde, « le conquérant de la Vorronie ». Dolan Wilder, l’énigmatique jeune loup issu de l’armée impériale de Sa Majesté, célèbre pour son audace militaire à la « Après moi, chargez ! » Celui qui avait revendiqué plus de kilomètres carrés au nom du vert et or que quiconque depuis un siècle.
J’étais fin prêt à décrire sa mâchoire couverte d’une barbe rêche, ses boucles noires, son goût pour le brandy et sa clémence pour les ennemis vaincus. On m’avait demandé de réserver au moins deux pouces de colonne à son ton bourru mais amical. Le portrait que je devais dresser était celui d’un homme froid, insensible, dont le cœur ne battait que pour le service, le Roi, et la gloire de l’Empire borolien. Au lieu de cela, hélas, je l’ai vu mourir. Mais c’est sans importance ; de tous les traits qu’on m’avait demandé de lui attribuer, il n’en possédait qu’un petit nombre et ceux qu’il avait réellement ne lui réussissaient pas. Laissez-moi plutôt vous parler de Sorros Ralm, simple milicien, et du pays de Hron. Je doute que vous puissiez lire mon compte-rendu dans la Gazette. »

Il y a des livres dont il suffit de lire les premières lignes pour être d’emblée séduit par la petite musique de leur écriture jointe à la promesse de ce qu’ils nous annoncent, et on se dit qu’ils vont nous plaire. C’est ce que j’ai ressenti en commençant à lire le récit rétrospectif à la première personne de Dimos Horacki, début repris ci-dessus, et cette impression ne s’est pas démentie.

Envoyé comme journaliste de terrain pour couvrir la nouvelle campagne vorronienne, le jeune Dimos Horacki, observateur d’une guerre de conquête dans laquelle il ne reconnaît rien de glorieux, avec ses exactions et ses tueries, va finir par rejoindre le clan adverse, celui de Hron. Mais de Hron, ce pays qui vit selon son absence de lois bien à lui, hors de tout cadre rigide répartissant les rôles entre les uns et les autres, Dimos ne sait rien…

Tout m’a plu, dans ce petit roman et en particulier cette manière de ne pas expliquer mais d’illustrer ce que représente concrètement l’anarchisme en tant que mode de vie d’une collectivité, puisque c’est celui de Hron, le peuple attaqué par la Vorronie. On dit qu’il n’y a pas de meilleure démonstration que celle faite par l’exemple et « Un pays de fantômes » en est la preuve. Qu’importe l’« accord » signé par les habitants de Hron, dont la teneur n’est évoquée que de manière diffuse car les termes en ont été plus ou moins oubliés, ou globalement les théories, quand c’est au jour le jour qu’il faut continuer à apprendre à vivre ensemble. Et lorsque l’inacceptable fait irruption, ici la volonté de conquête d’un peuple voisin supérieur en nombre, il convient de réagir et le temps manque. Mais comment ? Il n’y a pas de mode d’emploi délivré avec ce type de société auquel nous ne sommes pas habitués, où la consultation de tous peut prendre des heures et des heures, mais où l’autorité de l’un ou l’autre, parce qu’il s’avère le plus capable, peut aussi temporairement être reconnue.
J’ai donc eu le plaisir de lire une histoire très prenante, portée par une plume élégante et quelques personnages attachants, en réfléchissant, aux différentes étapes de son développement, aux questions posées par son principal protagoniste, Dimos : soucieux de s’éveiller à un mode de pensée différent, il a pourtant du mal, au moins au départ, à s’affranchir de son point de vue habituel, à le décaler pour penser autrement.
« Un pays de fantômes » conjugue avec bonheur récit d’aventure et réflexion sociale : un court roman tout ce qu’il y a de recommandable !

« Un pays de fantômes », Margaret KILLJOY
titre original A Country of Ghosts (2014)
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Mathieu Prioux
éditions Argyll (200 p)
paru en août 2022

Les avis de : Boudicca , Le nocher des livres, Les chroniques du chroniqueur, Just a word

10 commentaires sur “« Un pays de fantômes », Margaret KILLJOY

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    1. J’étais très contente de le découvrir dans les acquisitions récentes de ma médiathèque (je comptais l’acheter en numérique), en même temps qu’« Un psaume pour les recyclés sauvages » 😉. Je pense qu’il te plaira 😊.

      Aimé par 2 personnes

  1. La couverture est tellement superbe. Ne connaissant pas du tout le livre, elle m’a interpelé à découvrir ton avis. ça me donne bien envie. Merci pour la découverte

    Aimé par 1 personne

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