« Une vie après l’autre », Kate ATKINSON

une vie après l'autreUrsula Todd est née le 10 février 1910 … ou plus exactement elle a bien failli naître : l’enfant qui est venu au monde était morte, étranglée par le cordon ombilical.
Ce n’est que le début des péripéties que connaîtra l’existence de ce bébé, chaque « et si … » correspondant à un nouvel embranchement sur le chemin des possibles de sa vie (voire de l’humanité, si la jeune femme qu’elle devient tire un coup de feu dans une brasserie à Munich en 1933).
Si Ursula n’a pas tout de suite conscience de son histoire bégayante, elle pressent par moments, avec angoisse, que tout peut basculer, au point de chercher à donner aux événements la direction adéquate …

Le roman s’ouvre sur le prologue auquel j’ai fait allusion ci-dessus en parlant de ce qui se passe à Munich. Il se poursuit avec l’évocation sautillante de l’enfance d’Ursula, un écheveau dont le lecteur doit démêler les fils mais chaque fragment est daté et accompagné d’un titre récurrent, ce qui évite de se perdre, avec des allers-retours entre l’épisode (les épisodes) de la naissance puis d’autres moments clés, voire des bonds en avant vers le futur et la mort (les morts) d’Ursula. J’ai adoré cette construction éclatée et en cascade Ses souvenirs ressemblaient à une cascade d’échos », se dit Ursula à un moment), un puzzle dynamique et truffé d’humour (les petites notations in petto ou à voix haute de Sylvie, la mère d’Ursula, en particulier), même si les événements racontés ne sont pas forcément drôles. Progressivement, Ursula perçoit la figure de palimpseste de sa vie, qui s’écrit et se réécrit.

« Une vie après l’autre » m’a donc tout d’abord emballée, puis agacée car j’ai eu un peu de mal avec l’histoire de l’escalier (je ne peux pas en dire plus pour ne pas spoiler) qui m’a paru invraisemblable et ses conséquences sur la vie (c’est-à-dire, si vous avez bien suivi, sur une des vies possibles) d’Ursula (celles-ci présentant cependant l’intérêt de montrer Sylvie sous toutes ses facettes …).
Par la suite, alors que la partie consacrée à l’Allemagne a retenu toute mon attention, j’ai trouvé trop longs les passages consacrés au Blitz, même s’ils sont très bien vus (l’auteur s’est beaucoup documentée sur la question). Le rythme initial, très enlevé, s’alourdissait et cela m’a gênée. Mais il faut dire que le tragique devient de plus en plus prégnant dans les destinées individuelles comme dans celle de toute une nation. M’a gênée aussi le dénouement, car je n’ai pas compris comment il pouvait s’inscrire dans la logique de la construction d’ensemble (cf le prologue), au point que les prémisses en forme de promesse ne m’ont pas semblé avoir été déclinés jusqu’au bout.

Il reste que « Une vie après l’autre » brosse un tableau remarquable de l’Angleterre sur quelques décennies, bouleversées par deux guerres mondiales. Fox Corner, la demeure où habitent Sylvie, Hugh et leurs enfants, y représente un havre dans lequel chacun peut se réfugier, que ce soit en réalité ou en s’y évadant par la pensée. A travers elle, c’est aussi une certaine image de l’Angleterre que l’auteur a voulu peindre : le roman dans son ensemble est une évocation de ce que ce pays représente pour ses habitants et de la vision que ceux-ci ont d’eux-mêmes, comme l’auteur le dit sur son site :

« People always ask you what a book is « about » and I generally make something up as I have no idea what the book is about (it’s about itself) but if pressed I think I would say Life afer Life is about being English (on reflection, perhaps that’s all my books were about). Not just the reality of being English, but also what we are in our own imaginations. »

« Les gens vous demandent toujours le « sujet » de votre livre et j’invente en général quelque chose car je n’ai aucune idée du sujet du livre (il est au sujet de lui-même), mais si on insiste, je pense que je dirais qu’ Une vie après l’autre a pour sujet le fait d’être anglais (à la réflexion, peut-être que c’était le sujet de tous mes livres). Pas seulement la réalité d’être anglais, mais aussi ce que nous sommes dans notre propre imaginaire. »

Le roman, qui peut se lire en tant que tel (pas de suspense de folie à la dernière page, au contraire) est suivi d’un autre volume consacré au jeune frère d’Ursula, Teddy : « A God in Ruins » est paru début mai (pas encore disponible dans sa traduction française).

Extraits :

« Tu devrais monter à Londres, lui dit soudain Margaret. Venir passer quelques jours chez moi. On s’amuserait comme des folles.
– Mais les enfants, fit Sylvie. Le bébé. Je ne peux pas les laisser.
– Pourquoi pas ? dit Lyly. Ta nanny peut se débrouiller quelques jours sans toi tou de même.
– Mais je n’ai pas de nanny », fit Sylvie. Lily jeta un regard à la ronde comme si elle cherchait une nanny tapie dans les hortensias. « Et je n’en veux pas », ajouta Sylvie (Vraiment ?). La maternité était sa responsabilité, sa destinée. C’était, à défaut d’autre chose (et que pouvait-il y avoir d’autre ?), sa vie. Elle serrait l’avenir de l’Angleterre sur sa poitrine. On ne pouvait pas la remplacer au pied levé comme si son absence n’avait guère plus d’importance que sa présence. « Et j’allaite le bébé moi-même », lança-t-elle. Les deux femmes parurent sidérées ; Lily plaqua inconsciemment une main sur ses seins comme pour les protéger d’une agression. »

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En dessert, ils eurent du roulé à la confiture accompagné de crème anglaise, la confiture faite avec les framboises de cet été. L’été n’était plus qu’un rêve à présent, disait Sylvie.
« Du bébé mort », dit Maurice avec l’horrible désinvolture que le pensionnat n’avait fait qu’encourager. Il enfourna un gros morceau de gâteau et ajouta. « C’est comme ça qu’on appelle le roulé à la confiture à l’école.
– Tiens-toi bien, Maurice, l’avertit Sylvie. Et ne sois pas aussi ignoble, s’il te plaît.
– Bébé mort ? fit Ursula en reposant sa cuiller et en regardant son assiette d’un air horrifié.
– Les Allemands en mangent, dit Pamela d’un air sombre.
– Du dessert ? dit Ursula perplexe. Est-ce que tout le monde ne mangeait pas du dessert, même l’ennemi ?
« Non, des bébés, dit Pamela. Mais seulement les Belges. »

J'ai bien aimé !« Une vie après l’autre », Kate ATKINSON
Titre original Life after Life (2013)
Traduit de l’anglais (Grande-Bretagne) par Isabelle Caron
Editions Grasset (525 p)
Paru en janvier 2015

Les avis (enthousiastes) de Clara et Cathulu

28 commentaires sur “« Une vie après l’autre », Kate ATKINSON

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  1. Je l’ai dans ma liseuse, mais en anglais… et plus de 500 pages en VO, je ne suis pas sûre que ça marche si je ne suis pas vraiment passionnée. Bref, je l’emprunterai plutôt à la bibliothèque !

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    1. S’il était paru plus tôt, il aurait pu figurer dans le Guide de l’uchronie (dans le registre uchronie personnelle) 😉 !

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    1. Tu dois parler de celle avec un petit renard 🙂 ? Mais on trouve aussi la même couverture que la française en VO, d’après ce que j’ai pu voir .

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    1. D’autres que moi l’ont été, Titine (et il s’en est fallu de peu, comme je le disais à Aifelle plus haut, pour que je le sois jusqu’au bout), alors je pense que ça vaut le coup de tenter 🙂 !

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  2. Je l’ai lu également (billet dans quelques jours) et j’ai apprécié le principe, l’écriture, la construction des personnages, et la période du Blitz…par contre, le procédé a fini par me lasser et j’ai donc une impression en demi-teinte, et une sensation d’inabouti. Même réflexion que toi sur la fin du livre et sur son lien avec le début (?).

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    1. Je m’attendais à ce que l’histoire se « boucle », en quelque sorte et j’ai cru que ça allait être le cas, dans la dernière partie … mais pas du tout ! Du coup, je m’interroge sur la cohérence de l’ensemble (et je dis tout ça à mots couverts pour ne pas spolier 😉 ).
      En tout cas, je lirai ton billet avec intérêt !

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  3. J’ai eu ma période Kate Atkinson il y a quelques années j’ai du lire tout ses romans .Il y a du très bien et du bof. Bref pour le coup Kate ne te remerciera pas, car je me tâtais un peu pour ce roman et après la lecture de ton billet je décide que non (enfin pas maintenant ).

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  4. Je ne suis pas trop tentée. Aucun Kate Atkinson lu jusqu’ici ne m’a jamais complètement emballée, et le « Et si » est difficile à tenir jusqu’au bout en général…

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    1. Si l’auteur n’avait pas décidé de nous proposer certaine option radicale dans la vie d’Ursula, je n’aurais pas attendu (en vain) qu’elle en tire les conséquences …

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  5. La construction m’a l’air intéressante, mais je ne suis pas sûr de bien comprendre le propos du livre. Je note le titre en tout cas. J’essaierai de le feuilleter à l’occasion.

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    1. Le propos du livre, c’est de raconter la vie d’Ursula … ou plutôt les vies possibles d’Urula 🙂 ! Avec tout l’arrière-plan historique … qu’Ursula pourrait éventuellement modifier.

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  6. j’ai découvert l’auteure pour ce mois anglais (billet pour le 18) et j’ai beaucoup aimé . J’ai lu Case histories (La souris bleue). Malgré tes bémols, ce titre me tente toujours autant. je l’ai dans ma liseuse..

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  7. Lu, en français, et sur liseuse, ce fut passionnant; je ne mettrais pas quatre parts non plus, mais c’est quand même drôlement un bon roman.

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    1. Le coup de la liseuse prêtée par ta bibli (t’as vu comment je suis ce qui te concerne !), je suis trop jalouse !
      Et pour le bouquin, il a failli avoir 3 parts de tarte (mais pas 4), sauf qu’il y a des trucs qui m’ont agacée les uns après les autres, dommage.
      Mais comme je le disais à Cuné, ma lecture remonte à un mois et je me rends compte que c’est tout ce qui m’a plu qui me reste bien présent à l’esprit, notamment cet aspect sautillant de la narration (au moins dans la première moitié) qui m’a vivement réjouie !

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  8. Et dans la liseuse des romans récents de tous genres, de 2014 et 2015, et dans quelques mois on les change. Super, non?

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  9. Je reviens de chez Cuné qui est très très convaincante. Je vois que tu mets quelques bémols même si pour ma part, j’aime beaucoup la période du Blitz et espère donc ne pas trouver cette partie trop longue. A voir…

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