« Mademoiselle Else », Arthur SCHNITZLER (relecture)

Else, jeune autrichienne de bonne famille, âgée de dix-neuf ans, est en villégiature avec sa tante en Italie, dans un hôtel de montagne. Un télégramme de sa mère vient perturber cet agréable séjour. Else apprend en effet que son père, une fois de plus, a des problèmes d’argent. Il faut donc qu’elle aille demander à M. Dorsday, un vieil ami de la famille qui séjourne dans le même hôtel, de prêter trente mille gulden à ses parents.
Mais M. Dorsday, auprès duquel Else se résout à formuler cette requête, met une condition à ce prêt : qu’ Else le laisse la regarder, nue, pendant quinze minutes…

La construction de « Mademoiselle Else« , nouvelle en forme de monologue de l’écrivain autrichien Arthur Schnitzler (1862 – 1931), pourrait être assimilée à celle d’une petite pièce musicale.

On commence en effet avec un petit air guilleret : Else est une jeune fille qui aime badiner. Elle manie l’ironie avec bonheur et ne se prend pas trop au sérieux. même si elle est consciente de l’attrait qu’elle exerce sur les autres, les hommes en particulier, bien sûr. Des fantasmes de jeune fille lui traversent l’esprit. Elle est heureuse de vivre.
La lecture de la missive de sa mère la trouble, autant que la nécessité impérieuse dans laquelle elle se trouve d’aller solliciter M. Dorsday, alors qu’elle n’en a nulle envie. D’espiègle, la musique se fait plus mélancolique.
Déjà mise au supplice lorsqu’elle s’exécute, en allant demander le prêt, c’est une tempête (on imagine le claquement des cymbales) qui se déchaîne en elle lorsque, en réponse, l’ami de la famille formule son incroyable requête : Else envisage tout (y compris le suicide de son père, qu’elle évoque à plusieurs reprises, le thème du suicide apparaissant d’ailleurs comme un leitmotiv dans la nouvelle), plutôt que satisfaire à ses exigences.
Dès lors, l’insouciance initiale est battue en brèche par l’angoisse de cette dette à régler et des moyens à mettre en œuvre : satisfaire aux exigences de Dordsay, préférer laisser son père se suicider ou se faire jeter en prison (puisque, de toute façon, il recommencera à faire des dettes, elle en est sûre).
La tension monte crescendo. La musique s’amplifie jusqu’à devenir tonitruante. Les pensées d’Else s’affolent complètement, comme elle.

Else est une jeune fille exaltée. Mais aussi une jeune fille clairvoyante, qui a conscience de sa valeur marchande, dont elle constate que ses parents font usage. Une rêveuse et aussi une sensuelle mais en aucun cas quelqu’un de déraisonnable, même si, soudain, elle perd pied, en proie à une insurmontable panique. Ni une folle, ni une suicidaire.
Le lecteur la voit prise dans le tourbillon de ses égarements, il suit les irrépressibles mouvements de son âme.
L’ironie initiale d’Else devient soudain beaucoup plus acerbe, comme si ses yeux se dessillaient . Le cheminement dynamique du lecteur au cœur des méandres des pensées d’Else est impressionnant. On se demande ce qu’elle va faire (surtout, ne lisez pas la quatrième de couverture : dans mon édition, elle donne tout simplement le résumé de l’histoire !). tout va très vite et, soudain, le dénouement.

J’ai re-relu avec beaucoup de plaisir cette étonnante nouvelle (découverte il y a une dizaine d’années, après avoir vu un téléfilm qui en était adapté), dans le cadre des « Feuilles allemandes » du mois de novembre (chez Et si on bouquinait un peu ? et Livr’escapades), afin de revoir ce billet déjà paru sur mon premier blog mais pas encore repris ici, en espérant vous donner envie, si vous ne la connaissez pas, de vous y plonger.

Il y aurait encore beaucoup à dire et cela me plairait d’approfondir l’analyse… mais le texte est déjà court, alors si je vous en raconte trop, vous n’irez jamais le lire !
« Mademoiselle Else » est une œuvre réputée : sa conception originale (un monologue continu), sa représentation critique de la place de la femme dans la société du début du vingtième siècle et, bien sûr, son héroïne au tempérament passionné, sont autant d’éléments susceptibles d’intéresser et de séduire les lecteurs actuels !

Extrait (le début de la nouvelle) :

« Tu ne veux vraiment plus jouer, Else? » – « Non, Paul, je n’en peux plus. A tout à l’heure. Au revoir, chère Madame. » – « Mais enfin, Else, ne m’appelez pas toujours Madame. Dites Cissy, tout simplement. »- « Au revoir, Madame Cissy. » – « Pourquoi partez-vous déjà, Else ? Il nous reste deux bonnes heures avant le dinner. » – « Jouez votre simple avec Paul, Madame, moi je vous gâcherais votre plaisir, aujourd’hui. » – « Laissez-la chère Madame, elle fait du genre, c’est son jour; Un genre d’ailleurs qui te va à ravir, Else… Et ton sweater rouge, encore mieux. » – « J’espère que tu auras plus de succès avec le genre bleu, Paul. A tout à l’heure. »

Une assez belle sortie. J’espère qu’ils ne me croient pas jalouse… Je jurerais qu’ils ont une liaison, cousin Paul et Cissy Mohr. Rien au monde ne m’indiffère davantage… Je me retourne et leur adresse un signe de la main. Un signe de la main et un sourire. Ai-je l’air de faire du genre maintenant ?… Dieu, ça y est, ils jouent. En fait, je joue mieux que Cissy Mohr ; et Paul non plus n’est pas vraiment un matador. Il a une belle allure pourtant… avec son col ouvert et sa tête de méchant garçon. Si seulement il était moins affecté. Tu n’as rien à craindre, tante Emma…

Quelle magnifique fin de journée ! Le temps aurait été idéal pour escalader le Rosetta, jusqu’au refuge. Qu’il est majestueux, le Cimone, dressé dans ce ciel ! … Nous nous serions mi en route à cinq heures. J’aurais eu mal au cœur, comme d’habitude. Après, ça passe… Il n’y a rien de plus sublime que de marcher dans l’aurore… L’Américain borgne, sur le Rosetta, avait l’air d’un boxeur. C’est peut-être à la boxe qu’on lui a crevé l’œil. J’aimerais assez me marier en Amérique, mais pas avec un Américain. Ou alors je me marie avec un Américain, et nous vivrons en Europe. Villa sur la Riviera, escalier de marbre plongeant dans la mer. Moi, étendue nue sur le marbre… Il y a combien de temps que nous étions à Menton ? Sept ou huit ans. J’en avais treize ou quatorze. Ah, nous connaissions des jours meilleurs, alors…

« Mademoiselle Else », Arthur SCHNITZLER
titre original Fraülein Else (1924)
traduit de l’allemand par Henri Christophe
éditions Le livre de poche (94 p)

J’ai aussi regardé la belle adaptation qui en a été faite récemment (en 2021) sous forme de pièce de théâtre, avec Alice Dufour dans le rôle d’Else. Elle est très fidèle au texte (quelques coupures) et, surtout, remarquablement interprétée par une actrice bourrée de charme et de talent : son physique et son jeu collent avec l’idée que je pouvais me faire de l’héroïne. Un aperçu dans la vidéo ci-dessous (et vous pouvez encore trouver en replay la version filmée de la pièce diffusée sur France 4) :

13 commentaires sur “« Mademoiselle Else », Arthur SCHNITZLER (relecture)

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  1. Moi aussi je suis curieuse maintenant ! On me l’a offert il y a quelques années et je ne l’ai toujours pas lu. Ton billet me donne envie de le sortir enfin des étagères 🙂
    Merci de ta participation 🙂

    Aimé par 1 personne

    1. Ah mais oui, il faut le sortir des étagères (en plus, c’est très rapide à lire) !
      Je suis ravie de participer à ces « Feuilles allemandes », jusque-là aperçues mais c’était trop tard pour m’y mettre ou bien j’étais en période de blog paresseux 😉 !
      J’ai fait d’autres lectures allemandes … mais les billets sont à rédiger !

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