
A vingt-deux ans, Darren, jeune métis hispano-black, mène une vie tranquille. Alors qu’il a fini brillamment le lycée, il a choisi de ne pas faire d’études et gère depuis quatre ans un Starbucks à Manhattan, en manageant avec efficacité et humanité son trio d’employés.
Lui-même a une petite amie, Soraya, vit à Brooklyn au troisième étage d’un immeuble modeste dont sa mère, qui occupe le premier, a hérité. Le fait que la santé de celle-ci laisse à désirer le conforte dans son refus de sortir du chemin qu’il s’est tracé, sa routine lui permettant d’être présent à ses côtés. Jusqu’au jour où, parce qu’il le convainc de prendre un café différent de son choix habituel, Darren est remarqué par Rhett, le patron d’une start-up voisine, persuadé qu’il a repéré chez lui un talent brut de vendeur.
Et voilà Darren, poussé par ses proches à ne pas laisser passer cette occasion inespérée, soudain propulsé comme seul Noir chez Sumwun, entreprise survoltée dont il ne sait même pas au début ce qu’elle peut bien vendre : il doit acquérir les mécanismes qui feront de lui une des forces de vente fers de lance de la société, premiers au front dans la conquête de nouveaux marchés rémunérateurs…
On sait d’ores et déjà, grâce à la « Note de l’auteur » figurant au début du roman, qu’il s’agira d’une success-story puisque c’est en vendeur (très) sûr de lui que Buck se présente à nous, du haut de son appartement-terrasse avec vue sur Central Park, dans un prologue autobiographique : il y proclame que tout se vend, une voiture d’occasion au même titre qu’une « vision » comme celle de Martin Luther King, un excellent vendeur au demeurant. Comme nous avons eu l’intelligence d’acheter son livre, nous allons bénéficier de son expérience, en particulier si nous appartenons à sa catégorie cible, les personnes de couleur laissées pour compte (mais même les Blancs peuvent trouver matière à réflexion dans ses pages) : son propos prosélyte mettra en effet en avant un certain nombre d’enseignements concernant les méthodes de vente (ils apparaissent dans des encarts spécifiques au sein du texte), à nous d’en tirer parti.
Dans la foulée il cède la parole à Darren, version antérieure de Buck. Et le lecteur de se demander, en notant le contraste entre le ton arrogant du préambule et celui du chapitre suivant, où diable est passé l’attachant Darren initial, veillant sur son entourage, transformé en un Buck paraissant ne jurer que par la réussite matérielle.
Le roman semble donc se présenter comme la chronique d’une métamorphose inévitable, portrait à charge d’une start-up dont l’unique objectif est de faire de l’argent, quitte à (tout) broyer sur son passage, rouleau compresseur œuvrant au seul bénéfice de ceux qui la servent, au-delà des alibis qu’elle s’offre quant aux services qu’elle propose. Évidemment, le lecteur envisage le second degré : Darren aurait accompli sa mue mais serait ensuite revenu à lui pour nous livrer un récit in fine lucide et critique et non pas complaisant sur son parcours. Bref on s’inquiète à son sujet (quels choix d’être et de vie va-t-il faire ?), comme lui-même le fait d’ailleurs : jusqu’à quel point a-t-il notamment raison de persévérer, lors de la première semaine, dite « de l’Enfer », pour résister à la pression de Clyde, son harceleur en chef dont il a l’impression d’être la cible privilégiée, afin de (se) prouver qu’il vaut mieux que ce qu’il a montré de lui jusqu’à présent ? Avaler des couleuvres, pour ne pas dire s’asseoir sur sa dignité, doit-il être le prix à payer pour obtenir un boulot ? Quelle place, dans un système phagocyté par les Blancs, pour les gens de couleur ?
Et déjà, l’ogre-entreprise engloutit ses heures et Darren, désormais renommé en Buck, n’a plus de temps à consacrer à ses proches …
Habilement mené par un jeune écrivain (Mateo Askaripour, né aux États-Unis d’un père jamaïcain et d’une mère iranienne, qui a travaillé comme directeur des ventes dans une start-up) dont c’est le premier roman, « Buck & moi » prendra un tour inattendu, avec un art consommé de la tension narrative maintenu jusqu’au bout.
Réjouissant roman (d’apprentissage) punchy et en trompe l’œil, leçon de vie davantage que leçon de vente, il invite à s’interroger sur l’intégration de chacun dans la société et la place qu’on veut ou non y occuper, sans renoncer à sa liberté et à ses valeurs.

« Buck & moi », Mateo ASKARIPOUR
titre original Black Buck (2021)
traduit de l’anglais (États-Unis) par Stéphane Roques
éditions Buchet Chastel (412 p)
paru en mars 2022
Il y a tout un questionnement intéressant dans ce roman. De l’humour aussi ?
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Des touches, oui, et surtout un ton très enlevé !
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Ce retour positif de ta part confirme la bonne impression que j’avais de ce roman (et de son auteur) que je ne devrais donc plus tarder à lire à mon tour.
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Les avis postés pour le moment sur Babelio montrent qu’il ne fait pas l’unanimité… mais au moins, il ne laisse pas indifférent ! Je serais curieuse d’avoir ton avis.
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