« L’Art de perdre », Alice ZENITER

Petite-fille de harki, ça veut dire quoi, au juste ? Et l’Algérie, qu’est-ce que ça représente, pour quelqu’un qui ne l’a jamais vue et dont le père et le grand-père ne veulent pas parler ?
Telles sont, plus ou moins confusément, les questions que se pose Naïma et peut-être aussi l’auteur (on l’imagine quand on sait qu’Alice Zeniter est elle-même d’origine algérienne et quand on lit les remerciements en fin d’ouvrage), qui s’affiche en narratrice intervenant dans ce récit-(en)quête des origines.

De « L’Art de perdre », j’attendais un éclairage supplémentaire sur cette guerre d’Algérie dont les échos n’ont pas fini de résonner en nous. En réalité, j’ai obtenu bien davantage de cette œuvre remarquablement écrite, qui évoque des destins particuliers pour mieux donner à voir une partie de l’histoire d’un peuple : ceux d’Ali, le grand-père, ancien combattant de la seconde guerre mondiale, et d’un de ses fils, Hamid, le père de Naïma, qui passera son enfance dans les camps accueillant les émigrés d’Algérie en France, sont au centre du récit.
La partie qui se déroule en Algérie est celle qui m’a la plus interpellée car jamais je n’avais approché d’aussi près la vie telle qu’elle pouvait s’y dérouler dans les montagnes de Kabylie. Mais tout le reste du livre est passionnant : il y a ce qui se voit et ce qui s’y joue de manière explicite ou sous-jacente (cf l’extrait ci-après), les personnages nous deviennent intimes et notre regard embrasse largement ce qu’il ne voyait qu’en partie. Pour toutes ces raisons et pour toutes celles que vous trouverez en le lisant, « L’Art de perdre » est, à mon sens, un chef d’œuvre.

Extrait :

« Les jours qui suivent leur arrivée, elle [Yema, l’épouse d’Ali] déplace plusieurs fois les quelques objets d’Algérie qu’ils ont apportés. Elle les éparpille sur la table, les range dans un placard, les aligne au pied du lit. Elle ne trouve pas de place pour ce peu. Il détonne dans l’appartement nouveau. Il devient étranger, il devient étrange. Ce qui, là-bas au village, était un objet chéri et quotidien est ici une curiosité. Les meubles en Formica, le papier peint, le lino jaune pâle constituent pour ces objets un écrin qui les isole et les rejette, une sorte de vitrine de musée. Comme ces artefacts indiens ou africains que l’on montre au Quai Branly à travers une grande glace, devancés par un court texte explicatif qui devrait vous rapprocher de l’objet mais vous en éloigne en le désignant comme une bizarrerie que vous avez besoin – justement – que l’on vous explique, comme ces outils utilisés avec simplicité tout au long d’une vie (cuillères, couteaux, langes brodés) que l’exposition vous présente désormais avec une surprise émerveillée, les quelques trésors de Yéma ne parviendront jamais à se fondre dans l’appartement HLM, qu’ils paraissent dénoncer ses angles et sa froideur ou que ce soit, à son tour, l’appartement qui souligne leur clinquant ou leur archaïsme. Et ces choses qu’Ali et sa femme avaient voulu emporter au milieu de mille autres qu’ils abandonnaient, ces choses qu’ils ne pouvaient pas supporter de voir tomber dans les mains du FLN ou des divers pillards qui viendraient ensuite parce qu’elles étaient à eux plus que le reste, parce qu’elles étaient eux, ces choses qu’ils pensaient chérir toute leur vie comme des amulettes qui condenseraient l’Algérie et leur existence passée, ils les abandonnent peu à peu, les repoussent au fond d’un tiroir, gênés, irrités, et il n’y a plus que les enfants pour les sortir, les admirer, et jouer avec comme s’il s’agissait des pièces détachées d’un vaisseau spatial qui se serait écrasé chez eux, porteur d’une civilisation radicalement éloignée.
Malgré toute leur bonne volonté, Ali et Yema n’habitent pas l’appartement, ils l’occupent. »

« L’Art de perdre », Alice ZENITER
Editions Flammarion (506 p)
Paru en août 2017

28 commentaires sur “« L’Art de perdre », Alice ZENITER

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  1. Nouvel éloge pour ce roman qui en reçoit décidément beaucoup… C’est un thème évidemment plus qu’intéressant. Arriverai-je à lui faire une place ? C’est toute la question 🙂

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    1. Aïe ! J’en profite tant que j’habite à Talence : la médiathèque est bien fournie et, pour ce roman, il y a plusieurs exemplaires en circulation car il concourt pour le prix Escale du Livre.

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  2. Je l’ai beaucoup aimé aussi, on trouve peu de romans qui évoquent aussi justement ce qu’est l’exil non choisi. Et tout le roman est très éclairant sur une face de la guerre d’Algérie qui n’a jamais été dite.

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  3. Bonjour Brize, les lycéens ne se sont pas trompés à lui décernant leur prix Goncourt. J’aime beaucoup la dernière phrase. C’est un roman à propos duquel je n’ai lu et entendu que du bien. Bonne fin d’après-midi.

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    1. Elle sera à Bordeaux début avril pour l’Escale du livre (son roman fait partie de ceux qui ont été sélectionnés pour le prix), donc j’espère avoir l’occasion de l’entendre.

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  4. Tout à fait d’accord, pour moi, ce roman a été une vraie rencontre de ce qui jusqu’à présent était tu et dont le ressenti était lourd mais dit sans haine sans vengeance. C’est le livre avec le Zabor de Kamel Daouda qui a illuminé mon automne ! Au plaisir de se retrouver au fil de nos lectures !

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    1. Tu as fait un billet sur « Zabor » ? Je ne l’ai pas trouvé sur ton blog (et je ne te trouve pas sur Babelio, mais ce n’est pas toujours évident d’y retrouver quelqu’un, même quand on a son pseudo).

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