« Fille de joie », Kyoko MURATA

Savez-vous qu’au Japon, et ce jusqu’au tout début du 20ème siècle, les filles des familles les plus pauvres pouvaient être vendues à une maison close ? Elles devaient ensuite y travailler le nombre d’années nécessaire au rachat de la somme versée à leurs parents … si tant est que ceux-ci ne viennent pas en cours de route demander de nouveaux subsides, dont le montant s’ajouterait alors à la dette déjà contractée : de quoi prolonger de plusieurs années leur séjour. Et si les filles s’enfuyaient, on se retournait vers leurs parents pour leur demander de rembourser l’argent qu’ils avaient reçu.
C’est ce que j’ai appris dans « Fille de joie », de Kiyoko Murata, qui évoque le parcours de la jeune Ichi, âgée de15 ans au moment où elle est ainsi vendue, ce qui laisse théoriquement deux ans pour la former avant qu’elle atteigne l’âge légal de la prostitution. Venant d’une petite île du Japon où les femmes sont plongeuses, elle n’a aucune instruction et parle un patois à peine compréhensible. De même qu’aux quatre autres filles arrivées en même temps qu’elle, on lui impose un nouveau nom et elle doit être « dégrossie » avant utilisation :

Les filles n’étaient pas immédiatement mises au travail. Les légumes qu’on vient de tirer de terre sont couverts de boue. Il faut les nettoyer, les débarrasser de leurs feuilles abîmées, les laver avant de les présenter sur un plateau.

La maison où Ichi a atterri n’est pas la pire de celles qui fleurissent dans ce quartier réservé : les tenanciers gèrent les comptes honnêtement et les filles sont bien traitées. Deux courtisanes de haut rang en sont le fleuron : réservées à une clientèle d’élite, leurs revenus hors du commun représentent une part essentielle de ceux de l’établissement.
Les apprenties prostituées bénéficient d’un accès à l’éducation qu’elles n’avaient pas eu jusque là, en suivant des cours tous les jours. Mais à côté de ces cours-là, il y a les autres, découverte crue de ce que doit être le sexe.
Bien que le sujet soit sordide, le récit ne se complaît jamais dans des détails et des descriptions glauques : l’auteur procède en multipliant les petites touches, esquissant quelques scènes suffisantes pour nous donner une vision d’ensemble réaliste du tableau, technique qui s’applique d’ailleurs à l’intégralité du roman.

Ichi est une personnalité étonnante, spontanée et énergique, contrainte de se plier mais refusant de se rompre. Rien ne l’a préparée à ce qui lui tombe dessus. Comme ses consœurs elle ne sait ni lire ni écrire et n’a jamais eu besoin de réfléchir sur ce qui l’entourait. Pourtant, malgré son immaturité, c’est comme si elle possédait une espèce de boussole interne : quoi qu’il arrive, elle perçoit l’essentiel, sans jamais confondre vérité et mensonges. En témoignent notamment les lignes du journal qu’elle tient pendant les cours données par Mademoiselle Tetsuko, souvent porteuses, aussi, d’une touche de poésie reflet de sa sensibilité innée :

L’institutrice cesse de fixer le ciel de l’autre côté de la fenêtre et tourne les yeux vers les tables de ses élèves. Aoi Ichi, qui a fini d’écrire, lui tend sa feuille. Elle fait toujours ainsi, comme pour la mettre au défi de la prendre.
Elle est petite, mais fière.

15 mai
Aoi Ichi
J’ai oublié mes sandoles.
J’me suis fait traiter de chien et de chat
Sur mon île
Mon père à moi ma mère à moi
Ils vont pieds nus
Ici j’mets des sandoles
Faut des sandoles pour être humain ?

La maîtresse scrute le visage d’Ichi après avoir lu ce qu’elle a écrit.
Elle se représente ses parents, qui vivent à moitié nus sur leur île.
Elle se tait, ne sachant que lui dire.
Elle est la première à comprendre que cette jeune fille a du discernement.

L’institutrice, Mademoiselle Tetsuko, est un autre personnage fort du livre. Ancienne prostituée, elle a racheté sa dette et se consacre maintenant à l’éducation des jeunes filles. Si l’objectif des patrons est que celles-ci soient capables de converser correctement avec leurs clients et de leur écrire, Mademoiselle Tetsuko, elle, veut donner à ses élèves les outils nécessaires pour contrôler les comptes de suivi du règlement de leur dette, ce qui leur est impossible tant qu’elles sont illettrées. Elle porte un regard très critique sur cette prostitution imposée alors que des lois récentes, non appliquées, l’ont théoriquement abolie.

« Fille de joie » n’a pas la précision d’un documentaire mais c’est une approche intéressante et sensible, de l’intérieur, d’une pratique méconnue, dont la dernière partie montre qu’il y a heureusement été mis un terme.

« Fille de joie », Kiyoko MURATA
traduit du japonais (2013) par Sophie Refle
éditions Actes Sud (271 p)
paru en avril 2017

14 commentaires sur “« Fille de joie », Kyoko MURATA

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    1. Le catalogue d’Actes Sud m’étonne toujours par sa variété : difficile de ne pas y trouver roman à son goût (et pourtant, je suis difficile …).

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  1. Je le savais oui, j’ai déjà dû rencontrer cette situation dans mes lectures japonaises. A l’occasion, pourquoi pas, mais dans l’immédiat, je vais me lancer dans une autre lecture japonaise (les mensonges de la mer).

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    1. Je constate (sans surprise, te connaissant) que la littérature japonaise t’est bien plus familière qu’à moi. De mon côté, je sors (trop) rarement des littératures anglo-saxonne et française et c’est un tort, je m’en rends compte quand je vois le plaisir que j’ai à découvrir des œuvres d’autres littératures étrangères.

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  2. je me demande si ce roman pourrait rentrer dans un thème que j’essaie de construire autour de l’enseignement , évidemment je le verrai mieux dans un thème condition féminine

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    1. Oui, tu as tout à fait raison, c’est au thème condition féminine qu’il correspond le mieux. Celui de l’enseignement colle aussi, mais la place qu’il y occupe est moindre (thématique secondaire et non majeure).

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  3. Ca me rappelle le témoignage d’une geisha que j’avais lu il y a longtemps (et qui n’avait pas grand chose à voir avec Mémoires du geisha qui était plus romancé et idéalisé dans une certaine mesure).

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    1. De mon côté, j’en étais restée à une version plus romancée (je ne suis plus sûre du titre, je crois que c’était « Geisha » tout court), donc là j’ai apprécié qu’on me dise les choses telles qu’elles étaient, sans pour autant renoncer à toute forme de poésie

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