« Désastres urbains – Les villes meurent aussi », Thierry PAQUOT

désastres

Thierry Paquot, philosophe de l’urbain, dénonce dans cet ouvrage cinq exemples représentatifs de ce que (selon lui et il va le démontrer) l’architecture peut produire de plus désastreux, alors qu’ils « se présentent comme des évidences de la modernité-monde en marche » : le grand ensemble (« ou l’ensemble sans ensemble »); le centre commercial (« ou le commerce sans échange »); le gratte-ciel (« ou l’impasse en hauteur »); la gated community (« ou la vie enclavée »); les grands projets (« ou la toxicité de la démesure »).

L’analyse, vivante et approfondie, s’exerce de manière transverse, car l’auteur l’illustre en faisant appel aussi bien à des exemples littéraires, aux recherches menées par des philosophes et des sociologues qu’aux commentaires d’architectes. Dans tous les cas, il explique que ces dispositifs aboutissent à l’enfermement et à l’assujettissement de l’individu, pour reprendre ses propres termes, tant ils s’intègrent dans une vision étroite de l’urbain, conditionnée par des paradigmes liés à une société figée dans un modèle capitaliste (« Après l’aliénation par le travail industriel […], il nous faut nous préoccuper de l’aliénation spatio-temporelle »).

Metz Borny (j’y ai vécu deux ans quand j’avais 15 ans), photo du Républicain Lorrain
Metz Borny (j’y ai vécu deux ans quand j’avais 15 ans), photo du Républicain Lorrain

Le grand ensemble :
« On s’y enferme ; on ne partage ensemble, avec ses voisins, que la nuisance sonore, les cages d’escaliers mal entretenues, les ascenseurs poussifs et régulièrement en panne, les espaces verts lépreux, les parkings anxiogènes, lesjeunes (en un seul mot) qui s’approprient le hall d’entrée, parlent fort, vident des bières, traficotent, se moquent des autres.
Le grand ensemble résulte d’un urbanisme de rupture et d’une architecture sans qualité. »
Il partait certes de bonnes intentions et répondait à une nécessité, mais dans sa conception même, ce sont les aspirations des habitants qui ont été négligées : « Ces aspirations – au silence, à la beauté, à la halte, à la familiarité, à la dignité, etc. – échappaient à l’économique et concouraient au déploiement de la singularité de chacun. »

L’aquarium géant du Dubai Mall
L’aquarium géant du Dubai Mall

Le centre commercial :
A l’origine, le shopping center américain était conçu pour offrir aux résidents des banlieues pavillonnaires l’accès à un mini centre-ville reconstitué favorisant l’échange. Ce concept initial a été totalement dévoyé et les centres commerciaux, de plus en plus monstrueux, parés le cas échéant des attributs d’une nature artificiellement reconstituée, sont devenus des espaces uniquement dédiés à la consommation.

Le gratte-ciel :
Historiquement datée, « La tour de bureaux semble, à terme, condamnée par les évolutions de l’organisation technique du travail qui résulte de la révolution numérique et des mutations du capitalisme ». […] « Si le gratte-ciel fut un symbole de la modernité, il se révèle à présent désuet et s’apparente à une sorte de rituel pour arrêter le temps et l’immobiliser dans un « âge d’or » du capitalisme sans contrainte énergétique ni environnementale. Il appartient à une autre époque et ce n’est certes pas un hasard si ce sont les pays du Golfe, l’Asie et la Russie qui s’en entichent, telle une revanche sur les pays qui les ont longtemps dominés et humiliés. Aux Etats-Unis ou dans la vieille Europe, leurs partisans sont de moins en moins nombreux, et c’est souvent par le biais des « partenariats public-privé » (« PPP ») qu’ils réussissent à en monter le financement. Une enquête systématique serait à mener sur ces « partenariats » pour savoir qui y gagne. »
« [ …] le gratte-ciel est énergivore et seule une société riche, et prête au gaspillage, en a les moyens. Au-delà, le problème se pose du recyclage et du démontage des gratte-ciel après usure et obsolescence. Est-ce même possible ? A quel prix ? ces structures insensées deviendront comme des blockaus dérisoires qui encombreront nos villes… ».
Au-delà de tous les arguments contre qu’on peut énumérer, l’auteur rappelle que l’essentiel se joue dans la conception sous-tendue de la ville :
« La ville de la « juste mesure » accueille le piéton, enchante ses sens, se prête à la déambulation, « labyrinthise » ses parcours, s’accorde aux vitrines, aux jardinets, aux jeux des enfants comme au pas lent des anciens. Une ville composite est respectueuse de chacun, accessible, gratuite et joyeuse, elle est horizontale, inventive et mystérieuse. »

The gated community of The Retreat at Twin Lakes in Sanford, Florida
The gated community of The Retreat at Twin Lakes in Sanford, Florida

Les gated communities :
« Au nom de la sécurité, mais aussi des intérêts de classe et de l’homogénéité socioéconomique, des morceaux de quartiers se referment sur eux-mêmes, de gigantesques buildings se bunkerisent, des îlots se privatisent, des lotissements résidentiels sont réservés à une catégorie particulière d’habitants… Bref, la ville gratuite et accessible à tous, multiséculaire, affronte de nouvelles formes d’habitats sélectifs et ségrégatifs qui en contrecarrent les principes. »

Les grands projets :
Ils sont l’illustration, dans le domaine de l’urbanisme, d’une idéologie qui promeut le « toujours plus » au nom de la croissance et au détriment de la mesure. L’auteur décortique le projet du Grand Paris pour souligner à quel point il est inadapté :
« Au moment […] où la logique du rhizome – cette racine qui prolifère sans début ni fin –, qui s’appuie sur le numérique d’une part, et des pratiques sociales et communicationnelles inédites et fréquemment imprévues, d’autre part, concurrence l’ancienne logique du réseau – avec un point de départ, un terminus et des nœuds de correspondances -, les décideurs ont misé sur la création de deux fortes concentrations d’entreprises, d’universités, de laboratoires, qui exigent l’appropriation/stérilisation de terres particulièrement fertiles et la suppression de toute agriculture urbaine, la construction de nouveaux bâtiments pour accueillir une armée de chercheur(e)s, d’employé(e)s, d’étudiant(e)s […], le prolongement d’autoroutes ou de voies de RER ou de tramways, la multiplication de « navetteurs » (ceux qui font chaque jour la navette de chez eux à leur travail), le tout sans aucune concertation ni véritables débats publics »
Pour l’auteur, « Le « Grand Paris » aurait dû être pensé sur le modèle d’une fédération de biorégions à l’échelle européenne […] et non comme super-capitale franco-française. »

Le propos de cet essai est stimulant et accessible, malgré quelques considérations d’ordre philosophique un peu plus ardues (mais elles ne m’ont pas rebutée car elles sont ancrées dans le concret, il s’agit de répondre à cette question : « Quels lieux contribuent à faire de moi ce que je suis et deviens ? »). Il est émaillé de digressions (revendiquées) intéressantes. L’une d’elles, « 2033 et après, deux contes urbains » m’a particulièrement plu car ce ne sont ni plus ni moins que deux textes courts de science-fiction proposant deux visions antagonistes de la société  : chacune découle des décisions architecturales prises en amont, preuve qu’elles peuvent amener le meilleur comme le pire.

L’ensemble de l’ouvrage se présente comme une démonstration étayée et convaincante, condamnant les désastres susnommés. Ceux-ci affichent des dehors banals (un certain « air de rien »), alors qu’ « aucun d’eux ne dit réellement ce qui l’anime ; au contraire, même, ils manifestent une intention humainement louable ».
Pour ce qui me concerne, j’étais pour les quatre premiers convaincue d’avance, mais asseoir ses réactions épidermiques, conformes à ce dont on est persuadé pour l’avoir vécu ou parce que cela nous paraît relever du bon sens, sur des fonds solides, est appréciable. Quant au cinquième et plus précisément ce qui concerne le Grand Paris, je reconnais que, n’ayant habité la région parisienne qu’occasionnellement (même si ce fut à plusieurs reprises), je ne m’étais guère interrogée à son sujet ni à la polémique qu’il a suscité, aussi la prise de position de l’auteur m’a-t-elle permis d’éclairer ma lanterne.
A noter que l’ouvrage se clôt non pas sur une bibliographie au sens classique du terme mais sur 40 pages d’une « Promenade bibliographique » au fil de laquelle l’auteur nomme et commente ses sources, voire en cite certains extraits dans des micro-développements.

J’ai lu cet essai sans difficulté et il m’a intéressée du début à la fin. Que le lecteur soit ou non d’accord avec les argumentations de l’auteur, le livre lui permet de développer son sens critique et peut l’inciter, si ce n’est déjà fait, à s’inscrire de manière active dans l’organisation physique de sa cité, parce qu’elle détermine la façon dont il y vivra. L’intérêt que le public manifeste, de plus en plus, pour l’architecture, prouve (c’est du moins mon avis) que cette appropriation de l’urbanisation par les habitants, conscients de ce qu’elle implique pour eux, est en cours.
Il ne m’a manqué qu’un développement des pistes à explorer pour éviter les écueils recensés. Ces autres manières de penser l’architecture urbaine ne sont qu’à peine évoquées car elles ont fait l’objet d’ouvrages déjà publiés par l’auteur, que je vais chercher à me procurer. En attendant, je ne résiste pas au plaisir d’une dernière citation :
« Habiter ne se satisfait pas d’un bel appartement ou d’une maison luxueuse, habiter c’est avant tout séjourner sur terre, autant dire accorder son monde aux mondes des autres, fiancer le avec et le parmi, dire ce qu’on sent et ressent, écouter ce qu’autrui nous conte, tisser sans cesse l’étoffe des amitiés, des relations, des rencontres et prendre soin du à partir duquel on s’éveille chaque matin à l’espérance. »

J'ai bien aimé !« Désastres urbains – Les villes meurent aussi », Thierry PAQUOT
Editions La Découverte (222 p)
Paru en février 2015

J’ai choisi quelques photos pour illustrer ce billet : cliquez dessus pour accéder aux sites sources.

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15 commentaires sur “« Désastres urbains – Les villes meurent aussi », Thierry PAQUOT

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    1. Il était proposé dans la dernière édition de Masse Critique de Babelio, alors comme je m’intéresse à l’architecture en général et à l’urbanisme en particulier (ce sont les romans de SF qui m’ont amenée à réfléchir à la question), j’ai tenté ma chance.

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  1. Je l’avais justement demandé pour le chroniquer dans le cadre de Messe Critique Babelio… sans succès. Ce billet m’indique que c’est un livre intéressant, voire captivant! 🙂 Si l’occasion se présente, je m’y plongerai.

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  2. Tous ces sujets sont fort passionnants et j’aime ce que tu en dis. (le Grand Paris nous concerne ici, on est dedans hélas, on se dmande quels paysages ils vont massacrer). Tu en as fait un résumé parfait. Je compte bien aller écouter l’auteur bientôt, je sens que ça va être vivant et animé. Je regrette la disparition de l’émission hebdomadaire de FC sur l’architecture avec François Chaslin, qui abordait tous ces thèmes là.

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    1. Je ne connaissais pas Thierry Paquot mais ma sœur, à laquelle je parlais de cet essai, le connaissait justement au travers de l’émission dont tu parles !
      Et je n’avais pas compris que le Grand Paris allait jusqu’à Rouen !!!

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      1. Il va jusqu’au Havre ! via la Seine, voie de transport importante vers la mer, et ses industries. Actuellement il y a un projet pour faire classer les boucles de la Seine au patrimoine, sinon je frémis en pensant à ce qu’ils seront tentés de faire. En plus, avec la récente loi Macron (attendons les décrets), la défense de l’environnement en prend un sale coup ;-( Le Thalassa de vendredi dernier était sympa, sur toute la région.

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  3. Merci de ce billet bien détaillé car il n’est pas sûr de trouver facilement ce livre; de la petite rue de mon petit village, je m’interroge (on vient juste de détruire les HLM de quatre étages, c’est dire!
    Quant au grand Paris, pas d’opinion là-dessus, connais pas vraiment.

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    1. Le Grand Paris a fait couler beaucoup d’encre mais, ce que j’ai retenu, c’est que les projets n’ont pas été élaborés en concertation avec la population concernée.

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  4. Merci pour cette intéressante restitution. Le livre semble passionnant et aborde, semble-t-il, l’architecture et l’urbaniste de façon intelligente. Ce sont des questions qui nous concernent en effet tous et ont un impact colossal sur nos vies.

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