A l’affût

Logo plumes AsphodèleRDVoici ma participation au jeu d’écriture proposé par Asphodèle (Les plumes 40). Il s’agissait de rédiger un texte en y intégrant les mots suivants :
temps, lire, ténacité, sidération, tour (nom masculin), regrets, déchirer, malgré, silence, bancal, résilience, pourquoi, aquarelle, fardeau, parenthèse, vide, rire, envol, vie, conscience, cœur, douleur, scintiller, symphonie, scène, sinueux.

A presque quatre-vingt-dix ans, Germaine Lefaucon jouissait encore d’une excellente santé et, surtout, d’une vue exceptionnelle. De quoi lui permettre de s’adonner à son occupation favorite : observer les clients qui arrivaient régulièrement devant la maison située presque en face de chez elle, de l’autre côté de la rue. Celle-ci offrait en effet la particularité d’annoncer, sur des plaques côte à côte, deux activités professionnelles pour le moins différentes : « Hypnothérapeute » lisait-on sur la première et « Artisan menuisier » sur la seconde, mentions figurant en gros caractères au-dessus des précisions nécessaires.

La première fois que Germaine les avait vues, leur juxtaposition lui avait donné envie de rire. Elle constata plus tard que certains clients aussi étaient surpris, il y avait un temps d’arrêt, une microseconde de sidération, Germaine adorait la scène. Malgré tout, elle avait conscience que le recours à l’hypnothérapie supposait que la vie de ces hommes ou ces femmes recelait son lot de douleurs et de fardeaux. Nul doute qu’ils franchissaient le seuil le cœur lourd, espérant qu’ils trouveraient en ces lieux de quoi encourager leur résilience, ce n’était pas bien de se moquer … à moins, bien sûr, qu’ils n’aillent consulter le menuisier ! Cela, Germaine ne pouvait le savoir que lorsqu’ils sortaient : ceux qui avaient vu le menuisier tenaient un papier pourvu d’un logo représentant une maison, elle arrivait à le discerner, sûrement un devis.

A partir du moment où elle eut remarqué cela, Germaine se mit en tête de deviner qui chacun allait voir. Au début, ce ne fut qu’un passe-temps occasionnel, une parenthèse dans son existence un peu vide. Mais au fur et à mesure, ce petit jeu de paris qu’elle se lançait à elle-même se mua en un défi permanent, qui mettait sa ténacité à l’épreuve et finit par devenir une véritable passion. Cachée derrière ses rideaux, dans le silence de son salon, Germaine observait. Le soleil pouvait bien scintiller, l’automne déchaîner sa symphonie de couleurs et les oiseaux qu’elle chérissait au point de leur avoir fait installer un nichoir prendre leur envol sous son nez, plus rien ne retenait son attention que les incessantes allées et venues sur le trottoir opposé. Son imagination, exacerbée par une pratique assidue de la lecture, s’emballait alors qu’elle essayait de décrypter tour à tour la démarche sinueuse de l’un (signe d’une réticence à aller affronter son thérapeute, voire de regrets de s’être risqué à cette démarche ?), les froncements de sourcil d’un autre (inquiet à l’idée de la somme que le menuisier lui demanderait ?) et tout autre signe semblant trahir leur destination. Il fallait réfléchir et décider, vite. Ensuite, elle attendait et le verdict (devis à la main ou pas) tombait. Ses pronostics s’avéraient de plus en plus exacts et Germaine prenait tellement goût à cet exercice qu’il lui paraissait difficile voire impossible de quitter son poste de guet. Même le week-end, il lui fallait rester vigilante car il pouvait arriver que des clients soient reçus, elle l’avait constaté.
De la passion à l’obsession, il n’y avait malheureusement qu’un pas et Germaine, sans s’en rendre compte, le franchit.
Lorsque ses voisins, qui avaient remarqué son manège, s’aperçurent un jour que les voilages derrière lesquels elle restait à l’affût étaient déchirés et que la vieille dame demeurait invisible, ils donnèrent l’alerte. On trouva Germaine sans connaissance, tombée d’inanition en entraînant les rideaux et un guéridon bancal dans sa chute.

C’est ainsi que, quelque temps après cet incident, Germaine atterrit dans une charmante maison de retraite médicalisée. On l’y accueillit fort aimablement, en lui présentant les nombreuses activités auxquelles elle serait invitée à s’adonner (aquarelle, ikebana etc.). Mais Germaine, au demeurant fort souriante, n’était guère attentive. Il lui tardait en effet de retourner dans sa chambre, dont elle avait pris possession juste avant. Pourquoi ? Parce que, de sa fenêtre, on jouissait d’une vue directe sur une impasse, au bout de laquelle elle avait aperçu un hôtel particulier abritant deux cabinets : un office notarial et un sexologue, autant dire des tas d’excitants paris en perspective !

*****

HYPNO2pix

27 commentaires sur “A l’affût

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  1. C’est du vécu en plus ! C’est drôle ces deux plaques l’une à côté de l’autre, quel décalage ! Tu en as tiré profit, tu nous tiens en haleine de bout en bout ! Elle aurait dû jouer cette charmante vieille dame ! 😉

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    1. J’étais passée devant quelques jours auparavant (ce n’est pas une rue où je passe habituellement) et j’ai marqué un temps d’arrêt (j’y suis retournée ensuite pour prendre une photo, une fois que l’idée du texte avait germé).
      Germaine est une vieille dame qui a trouvé un moyen original de mettre un peu de piment dans sa vie 🙂 !

      Aimé par 1 personne

  2. Chacun a les occupations qu’il peut, et Germaine est une passionnée, cela se sent !
    Bravo pour cette histoire pas du tout ennuyeuse et très drôle.
    Bises célestes
    ¸¸.•*¨*• ☆

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  3. Sacrée Mamie … j’ai bien cru qu’elle allait se mettre à la menuiserie, suite à son admission en maison de repos. Espérons qu’il n’y aura pas rechute.

    Non, sans rire, très joli portrait.

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