« Ma vie », Isadora DUNCAN

Isadora couvertureD’Isadora Duncan, je ne connaissais pas grand-chose, hormis que c’était une danseuse qui avait marqué son temps et transmis son influence à la danse moderne à venir. Je n’ignorais pas non plus les circonstances de sa fin tragique (étranglée par les pans de son écharpe qui s’étaient pris au démarrage dans les roues de sa voiture décapotable). C’était en 1927, elle avait 50 ans et venait d’achever son autobiographie, sur laquelle je suis tombée tout à fait par hasard en butinant dans les rayons de la chaleureuse librairie-maison de la presse d’Hossegor. La présentation de l’éditeur était suffisamment attractive pour m’inciter à approcher la dame de plus près (d’autant que je suis convaincue que certains récits de vie, lorsqu’ils sont bien menés, peuvent être plus passionnants que de nombreux romans). Voilà comment je me suis retrouvée plongée dans la vie d’un personnage que je ne suis pas près d’oublier, autant pour ce qu’elle fut que pour son style direct et parfois mordant !

Beaucoup de choses sont frappantes chez Isadora Duncan. Elle avait quitté l’école très tôt, mais c’était une grande lectrice, non seulement de romans mais aussi de philosophie, un goût qui continuera à s’affirmer et on la verra régulièrement lire des philosophes allemands comme Nietzsche ou Schopenhauer. Elle était douée pour les langues puisqu’elle réussit, lorsqu’elle s’installe pour un temps quelque part, à y apprendre la langue, ce fut le cas en France et en Allemagne. C’était une féministe convaincue, se moquant du qu’en dira-t-on, ne serait-ce qu’en matière vestimentaire : ainsi portait-elle souvent, en dehors des représentations, sa fameuse « petite tunique blanche » (mentionnée à maintes reprises) ; celle-ci se rapprochait sans doute, en plus décent, d’une tenue de scène présentée au détour d’un paragraphe comme une « tunique transparente, qui montrait toutes les parties de [s]on corps de danseuse ». Isadora Duncan succombera pourtant, pour reprendre ses propres termes, « au plaisir de commander des robes magnifiques, et de les porter », lorsqu’elle rencontrera le couturier Paul Poiret, mais c’est parce qu’il « savait, en habillant une femme, faire une œuvre d’art ».

Au-delà de cette liberté affirmée par sa tenue, elle affichait un comportement reflétant des opinions étonnamment modernes, sans hésiter à se révolter face aux conventions, quitte à choquer ses contemporains :
au sujet de la sexualité : elle expose ses élans intimes, la perte de sa virginité et ses amours successives sans fard, explique en gros qu’à chaque fois elle a cru que l’homme aimé était le bon, que « Chacune de [s]es histoires d’amour aurait pu faire un roman » puis finit par conclure qu’« Une femme qui n’a connu qu’un homme est comme quelqu’un qui n’a jamais entendu qu’un genre de musique. »
au sujet du mariage : « Je me renseignai sur les lois relatives au mariage et je fus indignée d’apprendre la condition d’esclave qui est faite aux femmes. […] Je fis vœu de ne jamais m’abaisser à un état aussi dégradant. » (elle eut trois enfants nés hors mariage et de pères différents)
au sujet de la religion : « Depuis ma plus tendre enfance j’ai toujours ressenti une grande antipathie pour tout ce qui touche aux églises et au dogme. La lecture d’Ingersoll, de Darwin et de la philosophie païenne a fortifié cette antipathie. […] j’avais eu le courage de refuser le mariage et de refuser que mes enfants fussent baptisés […].»
au sujet de l’accouchement : « Il est tout simplement absurde qu’avec notre science moderne l’enfantement sans douleur ne soit pas la règle. C’est une chose aussi impardonnable que si les médecins opéraient une appendicite sans anesthésie. » (le docteur présent lors du deuxième accouchement d’Isadora « savait comment alléger la souffrance avec des doses raisonnables de morphine, et la seconde épreuve fut bien différente de la première », nous confie-t-elle).

isadora et les vaguesAvant tout, Isadora Duncan était une femme passionnée, idéaliste, romantique, qui se sentait une âme révolutionnaire car restée proche du peuple (même en fréquentant un millionnaire). Elle a vécu comme une artiste, courant après ses rêves sans avoir trop de sens pratique (elle est régulièrement en manque d’argent et doit repartir en tournée alors qu’elle essaie de monter l’école de danse qui lui permettra de transmettre son art aux enfants).

Isadora et ses élèves
Isadora et ses élèves

Elle concevait la danse comme un art à part entière, voire même l’art originel. Pour elle, la danse était une expression naturelle (« Dès le début, je n’ai fait que danser ma vie. »), qu’elle a sans cesse cherché à parfaire pour être au plus près de sa vérité. Elle s’insurgeait contre la danse classique et notamment la pratique des pointes, usage qu’elle trouvait « laid et contre nature ». « les seuls maîtres de danse que je pouvais avoir » affirme-t-elle, « étaient le J.-J Rousseau de l’Emile, Walt Whitman et Nietzsche. » Evoquant la Pavlova au travail, trois heures durant, sous la férule de Petipa, elle raconte :
« Elle semblait avoir un corps d’acier. Son beau visage avait les traits sévères d’une martyre. Elle ne s’arrêta pas un instant. Tout cet entraînement paraissait avoir pour but de séparer complètement les mouvements du corps de ceux de l’âme, mais l’âme ne peut que souffrir, ainsi tenue à l’écart de cette rigoureuse discipline musculaire. C’est juste le contraire de toutes les théories sur lesquelles j’avais fondé mon école, dans laquelle le corps devient transparent et n’est que le truchement de l’âme et de l’esprit. »

Malgré quelques moments un peu trop exaltés à mon goût (mais j’aime les gens enthousiastes, alors je passe tout à Isadora, parce que c’est quelqu’un qui déclare : Isadora et ses enfants L'Illustration« je n’ai jamais pu comprendre pourquoi, si l’on veut faire une chose, on ne la fait pas ») et même si son aversion pour le jazz (« Tout New-York ne rêvait alors que de jazz. Femmes et hommes de la meilleurs société, vieux et jeunes, passaient leur temps dans les vastes salons des grands hôtels comme le Baltimore, à danser le fox-trot au glapissement barbare de l’orchestre nègre ») me fait sourire car ici encore on n’est pas dans la mesure, j’ai beaucoup apprécié cette autobiographie. La voie d’Isadora n’était pas toute tracée, bien qu’elle ait été, dans son enfance, placée sous l’influence artistique déterminante de sa mère. Son parcours, riche en péripéties et en rencontres d’artistes et de talents de l’époque, nous mène des Etats-Unis à l’Europe, qu’elle sillonnera et où elle connaîtra un succès qui n’était pas gagné d’avance. L’auteur se livre avec la franchise qui semblait être la sienne dans l’existence et n’avait d’égale que sa fougue et son appétit de vivre. Enfin, au moins jusqu’en 1913, l’année où ses deux jeunes enfants Deirdre et Patrick (âgés respectivement de 7 et 3 ans) meurent dans un accident. Cette tragédie, annoncée à la fin de la préface, n’assombrit pas le récit des années qui l’ont précédée (il représente les ¾ du volume), très enlevé, mais à partir de là rien n’est plus pareil, car « Il est des douleurs qui tuent, même alors qu’on semble leur survivre ». En 1914, Isadora Duncan perdra à nouveau un enfant, mort dans les instants suivant sa naissance.

dessin d'Antoine Bourdelle (1909) Paris - Musée Bourdelle
dessin d’Antoine Bourdelle (1909)
Paris – Musée Bourdelle

Si l’autobiographie est publiée en 1927, le récit qu’elle nous offre s’achève en réalité en 1921, année du départ d’Isadora pour la Russie. Curieuse de combler ce vide, j’ai fureté … et découvert que ces années manquantes donnaient de ma chère Isadora une vision un peu plus sulfureuse, avec son lot de scandales : mariage (qui ne durera pas) avec un poète russe de dix-sept ans plus jeune qu’elle et violent, alcool, prise de poids et performances de plus en plus critiquées, problèmes d’argent récurrents (la rédaction de son autobiographie a pour but de renflouer ses finances). J’avoue ne pas m’être attardée sur cet aspect-là de sa vie, puisqu’il n’est pas évoqué dans son autobiographie (il y a une biographie en langue anglaise, de Peter Kurth, qui a l’air très complète et les avis sur Goodreads donnent l’impression d’une « chute » d’Isadora, sur la fin, très douloureuse à partager par les lecteurs).
Mes recherches m’ont cependant amenée à découvrir qu’il existait une nouvelle édition de son autobiographie, parue en 2013, « revised and updated », c’est-à-dire sans les coupes que lui avaient infligées les éditeurs. De quoi éveiller ma curiosité … mais je n’en saurai malheureusement pas plus, n’ayant pas l’intention de relire le livre dans la foulée (et en anglais, qui plus est !). A noter que, dans cette dernière version, l’éditeur a fait figurer une brève chronologie qui sera fort utile au lecteur, car il m’a fallu être très attentive pour détecter les repères temporels, trop rarement fournis par l’auteur.

J'ai beaucoup aimé !« Ma vie », Isadora DUNCAN
Titre original My Life (1927)

traduit de l’anglais par Jean Allary
Editions Folio (447 p)
Paru (pour la première édition) en 1932

16 commentaires sur “« Ma vie », Isadora DUNCAN

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  1. Je n’en sais guère plus que toi au départ sur Isadora Duncan, donc ça m’intéresse tu penses bien ; je suis ravie à chaque fois que je découvre qu’à toute époque des femmes ont tenu la tête haute dans un monde où tout contribuait à les écrabouiller. Et côté danse-douleur on n’a pas beaucoup évolué. J’ai lu que Benjamin Millepied introduisait à l’Opéra de Paris des techniques pour combattre la douleur ; mais dans une interview récente A.M. Gillot elle déclare que la douleur est inséparable de la danse ….

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  2. Et bien quelle vie ! Elle a l’air passionnante, cela dit ce n’est pas trop le genre que j’affectionne, je vais donc me contenter de ce que tu as écrit mais j’en sais désormais beaucoup plus sur elle . Merci.

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    1. Merci, Luocine (heureusement que je participe au projet Non Fiction de Marilyne, de Lire et Merveilles, parce que sinon je n’aurais peut-être pas eu le courage de rédiger ce (long) billet ) 🙂 !

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    1. Merci Béa ! Vos commentaires me font vraiment très plaisir (parce que je suis parfois très paresseuse lorsqu’il s’agit de rédiger un billet, donc ils me motivent 🙂 ) !

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  3. rha la la, je l’ai lue quand j’avais une vingtaine d’années, j’ai une véritable fascination pour Isadora, parce qu’elle a débridé la danse, parce qu’elle avait une conscience très aigue du féminisme, mais aussi à cause de son destin tragique, de ses très grands drames et de sa souffrance magnifique. Ton billet lui rend un superbe hommage, et me fait très plaisir.Il faudrait que je le relise, car ta chronique me fait prendre conscience que je n’avais pas mesuré toute la beauté de ses passages sur sa maternité, je suis sûre que je le ressentirais différemment maintenant.

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    1. Ah ! Tu l’as lu ! Comme je suis contente de constater que toi aussi cette lecture (cette femme !) t’a impressionnée ! Quant aux passages sur ses enfants (et sur les enfants en général, quand il est question de l’école de danse), oui, je suis certaine que tu aurais plaisir à les relire, ils trouveraient un autre écho en toi.

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