La raison de cette honte qui donne son titre au livre, Annie Ernaux la fournit dès la première phrase : « Mon père a voulu tuer ma mère un dimanche de juin, au début de l’après-midi ». Suit le récit de cette tentative, dont elle a été témoin. Elle a douze ans. « C’était le 15 juin 52. La première date précise et sûre de mon enfance. Avant, il n’y a qu’un glissement des jours et des dates inscrites au tableau et sur les cahiers ». Et elle précise, quelques pages plus loin :
« Après, ce dimanche-là s’est interposé entre moi et tout ce que je vivais comme un filtre. Je jouais, je lisais, j’agissais comme d’habitude mais je n’étais dans rien. Tout était devenu artificiel. […] C’est une scène qui ne pouvait pas être jugée. Mon père qui m’adorait avait voulu supprimer ma mère qui m’adorait aussi. »
Le but du livre, écrit en 1996 alors qu’Annie Ernaux a déjà publié plusieurs ouvrages, c’est d’arriver enfin à mettre des mots sur cette scène taboue au sujet de laquelle elle n’avait jamais osé écrire : « J’écris cette scène pour la première fois. Jusqu’à aujourd’hui, il me semblait impossible de le faire, même dans un journal intime. Comme une action interdite devant entraîner un châtiment. Peut-être celui de ne plus pouvoir écrire quoi que ce soit ensuite. »
Il lui faut tenter d’intégrer l’événement dans sa « réalité d’alors », en répertoriant ce qui la caractérisait, entreprise qui la conduit à devenir « ethnologue de [s]oi-même ».
J’ai emprunté ce livre un peu par hasard : il était sur le chariot des retours de la bibliothèque, tout petit, avec un titre suffisamment intriguant pour m’inciter à, pourquoi pas, lire enfin Annie Ernaux.
« La honte » m’a permis de découvrir la manière dont l’auteur procède à son autosociobiographie et ce mode d’investigation, appliqué à un événement très particulier, m’a sans conteste intéressée (malgré les réticences que je peux avoir pour la littérature de ce genre). J’ai apprécié l’aspect sociologique de la démarche, qui permet au lecteur d’appréhender la France du début des années 50 (l’après après-guerre). La description que fait l’auteur de ses conditions de vie m’a surprise, je ne m’attendais pas à une telle promiscuité (en dehors du café et de l’épicerie, domaines de la clientèle, il y a la cuisine familiale et une chambre unique, à l’étage, pour ses parents et elle ; le pot de chambre présent ne m’a pas choquée, mais que sa mère s’essuie avec sa chemise de nuit, si …). Le fossé entre la classe sociale à laquelle l’adolescente appartient et les autres milieux est profond et il est clairement mis en évidence, de même que la manière dont sa perception, diffuse, imprègne lourdement celle qui le vit.
Il ne s’agissait là que de 132 (petites) pages, lues sans difficulté. Pas sûr cependant que ce type d’entreprise retiendrait mon attention sur une durée plus longue.
« La honte », Annie ERNAUX
Editions Gallimard (132 p)
Paru en 1997
Ce genre de roman ne m’intéresse pas a priori, d’ailleurs ma seule tentative avec Annie Ernaux s’est soldée par un abandon.
Je remarque toutefois que ceux qui comparent le tout jeune Edouard Louis à Ernaux oublient peut-être qu’elle, au moins, a pris le temps de digérer un peu son enfance, sûrement pas facile, avant de l’écrire… Même si on ne la digère jamais tout à fait.
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Je ne l’ai pas mentionné, mais le rapprochement entre elle et Edouard Louis a aussi joué dans ma décision d’embarquer le bouquin (mais je n’ai pas mentionné, non plus, le fait que ma fille cadette suit actuellement un cours de littérature où il est question d’autofiction, donc on échange à ce sujet et je fais quelques incursions sur des territoires fuis jusque-là, d’ailleurs je suis en train de lire « Le cri du sablier« , de Chloé Delaume).
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J’ai lu « La place » qui parle de l’ascension sociale de ses parents (je suis retournée lire mon billet parce que j’avais totalement oublié de quoi il était question). Apparemment, si j’avais aimé l’histoire, qui démarre à la mort du père pour effectuer un retour sur ses jeunes années à elle, j’ai eu du mal avec le style plein de froideur et de distance voulus, qui font que je me suis sentie tenue à distance … et que du coup j’ai un peu beaucoup tout oublié.
Ce style est sa patte, mais effectivement, comme toi, je ne suis pas sure d’adhérer sur le long terme à ce genre d’entreprise.
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J’aime quand tu dis être retournée lire ton billet car il m’arrive aussi de faire comme toi lorsqu’un blogueur parle d’un livre que j’ai lu il y a quelques années et dont je ne me souviens plus bien : le blog est pratique pour garder une trace de nos lectures, ce que notre mémoire, sélective, ne fait pas toujours comme nous le souhaiterions.
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J’ai lu « L’autre fille », publié chez Nil (lettre à sa soeur qu’elle n’a jamais connue) et j’ai « La place » dans la PAL. J’ai lu aussi « Les années » que j’ai trouvé très froid et distant, justement, comme le souligne La chèvre grise. Aïe aïe aïe, le lirai-je vraiment un jour ?!
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Tu en as déjà lu pas mal d’elle !
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J’hésite à la lire, je ne sais pas si ce type d’écriture (de soi) me parlerai et à te lire, je n’ai pas plus envie…
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Je pense que c’est bien d’en lire au moins un d’elle.
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Je te recommande « Les années » qui pourraient te plaire. L’auteure revient sur sa vie à partir de photos. C’est donc une plongée dans la France des années cinquante et suivantes. C’est un livre fascinant et puissant. Annie Ernaux maîtrise cet exercice de distanciation . Cela devient presque un documentaire sociologique. Je garde un excellent souvenir de cette lecture.
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Oui, quand il était sorti, j’en avais entendu beaucoup de bien. Je l’avais feuilleté alors, mais sans être plus tentée que cela. Je retournerai y jeter un œil.
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J’ai lu tous les premiers et puis j’ai abandonné, vaincue par le côté sinistre de ce qu’elle racontait et par la distance et la froideur évoquées. J’ai repris avec « les années » qui m’a beaucoup intéressée, il faut reconnaître qu’elle n’a pas son pareil pour disséquer une époque et les chocs intimes.
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C’est vrai que ce qu’elle entreprend est réussi. Après, il faut se sentir réceptif pour ce type de lecture.
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Ma première rencontre avec son style dans La femme gelée ne m’a guère donné envie d’en savoir plus.
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Je n’avais même pas été jusqu’au stade de la lecture (ou alors de passages piqués ici et là), tant mon a priori (tout ce qu’il y a de personnel) était peu favorable.
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Je suis admiratrice des écrits d’Annie Ernaux et je vais le lire !
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Aucun doute que ce livre-ci te plaira, alors.
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On écrit toujours un peu àpartir de soi. Cependant là c’est percutant, il faut bien tout un livre pour exorciser un tel coup…
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En tout cas, elle a mis des années à pouvoir écrire sur le sujet.
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Voilà bien longtemps que je n’ai pas lu Annie Ernaux…
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Je pense que ce livre te permettrait de renouer avec l’auteur.
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J’aime beaucoup Annie Ernaux, je viens d’ailleurs de lire « La femme gelée », c’est vrai qu’elle a une façon très particulière d’écrire qui peut paraître froide, mais je trouve au contraire que cela permet une certaine distance par rapport aux faits autobio qu’elle raconte et évite de tomber dans le pathos, j’aime ce regard un peu socio qu’elle porte sur sa vie. J’ai « la honte » dans ma PAL 😉 !
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Et comme ta PAL est très bien rangée (j’ai vu ça !), aucun problème pour l’en extraire 🙂 !
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😉 ! oui je sais exactement où il se trouve !
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Les livres d’Annie Ernaux pourraient tomber dans le nombrilisme. mais cela n’arrive jamais. Elle parle d’elle en parlant de nous, et des époques traversées. Une grande écrivaine !
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C’est exactement ça, je suis totalement d’accord avec vous, d’autant que je ne suis pas, et de moins en moins, une fan des autofictions, mais chez Annie Ernaux, c’est autre chose et comme vous le dites, il n’y a pas de nombrilisme.
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Je fuis moi aussi l’auto-fiction, donc je n’ai jamais été tentée par cette romancière.
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Tu devrais tenter Chaplum ! comme je le dis en haut, je n’aime pas l’autofiction mais avec Annie Ernaux on n’a pas l’impression de lire de l’autofiction, sans doute parce qu’elle a un recul intelligent sur elle-même.
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C’est curieux mais je ne ressens jamais véritablement l’envie de lire Annie Ernaux et pourtant chaque fois que j’ai lu un de ses livres – quelques-uns quand même dont « L’autre fille », la dernière fois – j’ai pris plaisir à ma lecture! Bizarre!
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« Les Années » l’avez-vous lu ? Je trouve qu’il devrait être conseillé aux classes de terminales ; c’est à la fois de l’histoire (quand la petite histoire rejoint la grande) et de la sociologie ! Elle se remémore les évènements vécus et qu’elle perçois
importants depuis qu’elle était petite. Elle nous donne son regard et celui de son environnement, proche ou lointain. Elle croque les époques traversées.
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« Chaplum », connais pas ! je vais tâcher d’y regarder de plus près !
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J’adore cette auteure qui n’a jamais renié ces origines. Sa plume est vive, froide je ne trouve pas. C’est une femme engagée, pour les valeurs sociales, pour les femmes. J’ai presque tout lu d’elle sauf les trois derniers.
Je ne suis pas choquée par ses écrits, je trouve qu’ils sont nécessaires et ont quelque chose d’universel; cette France existe toujours, et je pense de plus en plus.
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Je viens de terminer « La femme gelée », où elle raconte comment elle a peu à peu, sans prédispositions d’éducation, glissé dans l’image d’une femme au foyer. Sa façon d’écrire et l’aspect sociologique m’a intéressée, d’autant qu’elle parle de la condition de la femme, mais je n’enchainerai pas les lectures non plus. J’ai trouvé de belles pistes de réflexions, mais je n’ai pas été transportée comme avec un bon roman 🙂
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Je crois que si j’en lis un autre d’elle, ce sera peut-être, justement, « La femme gelée », car le thème m’intéresse.
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