« Ce qu’il advint du sauvage blanc », de François GARDE (OUI… mais !)

Quatrième de couverture :
Au milieu du XIXème siècle, Narcisse Pelletier, un jeune matelot français, est abandonné sur une plage d’Australie. Dix-sept ans plus tard, un navire anglais le retrouve par hasard : il vit nu, tatoué, sait chasser et pêcher à la manière de la tribu qui l’a recueilli. Il a perdu l’usage de la langue française et oublié son nom.
Que s’est-il passé pendant ces dix-sept années ? C’est l’énigme à laquelle se heurte Octave de Vallombrun, l’homme providentiel qui recueille à Sydney celui qu’on surnomme désormais le « sauvage blanc ».

L’auteur a l’excellente idée de croiser deux fils narratifs : celui du temps présent, où le vicomte Octave s’attache aux pas de Narcisse, qu’il n’a de cesse de réintégrer dans sa civilisation d’origine ; et celui du temps passé, où l’on voit Narcisse se retrouver seul sur une côte australe, espérer que son navire va pouvoir revenir le chercher … Alors, certes, nous savons ce qu’il va advenir de lui (au moins jusqu’à un certain point), mais nous brûlons d’envie de découvrir comment il va en arriver là, à oublier sa langue d’origine, à s’intégrer à une tribu sauvage. Et nous sommes d’autant plus curieux que, au présent, il n’y a quasiment rien à tirer de l’individu : il ne ra-con-te pas !

Voilà un livre remarquablement construit et écrit, que j’ai dévoré et dont je croyais pouvoir vous dire que je l’avais beaucoup aimé, mais…
Reprenons (car cela fait une huitaine de jours que je l’ai lu aussi puis-je vous livrer ce qu’il advint de mes réflexions).
Et là, pour une fois, je vais être très explicite, donc vous voilà prévenus (oui, je SPOILE !) !

Aux deux tiers du roman, la situation de Narcisse (après son abandon) n’a guère évolué. On se dit qu’on n’en est qu’au tout début de son aventure et que, tel que c’est parti, on ne va pas en savoir grand-chose. Et c’est bien ce qui se passe ! Le point culminant n’est atteint qu’à la fin du roman, où le fait générant la « bascule » de Narcisse vers l’assimilation dans la tribu m’a, je vous l’avoue, laissée aussi frustrée (on n’en apprendrait guère plus que ce point de départ) que dubitative (ah, ces peintures qu’il s’est dessinées sur le corps les font se tordre de rire, donc, enfin, ils s’intéressent à lui et vont l’intégrer à leur communauté… hum…).
Dubitative, je l’ai aussi été par rapport à d’autres aspects du roman.
D’abord, il m’a paru impossible qu’un jeune homme de dix-huit ans oublie totalement son passé (dont la mémoire ne lui reviendra pas), sa langue etc. Puis, après lecture, j’ai lu sur la quatrième de couverture que le récit était inspiré d’une histoire vraie. Du coup, me voilà telle Spiderwoman sur le web, partie à la recherche d’éléments la concernant. Et là, ô stupeur, je découvre que François Garde a repris le nom du véritable protagoniste de l’affaire, Narcisse Pelletier himself. Sauf qu’après, en poursuivant mes investigations, je note que ça se gâte puisque le fameux Narcisse, le vrai, il n’avait pas tout oublié, tout compte fait. Même qu’il était encore capable d’écrire (bon, d’accord, en attachant tous les mots) et que, de retour à son village, il n’a pas regardé ses parents comme des inconnus (détails ici).
Exit, donc, mon idée de contredire mes a priori en les confrontant à la dure réalité. J’ai donc conservé mes doutes quant à ce qui constitue le pré requis du roman : la capacité d’un être humain qui n’est plus un enfant de faire table rase de ce qu’il a vécu jusque-là (je ne dis pas l’occulter provisoirement, pour survivre, mais le gommer totalement de son esprit).
Mais ce n’est pas le seul point qui m’a gênée.

Dans la plupart des commentaires que j’ai lus au sujet de ce roman, on évoque le respect de l’autre (comprendre à la fois l’indigène auquel Narcisse a été confronté et l’homme qu’il est devenu face auquel Octave se retrouve désorienté), l’acceptation de son mode de vie aussi respectable que celui des humains dits civilisés. Mais que nous donne à voir l’auteur, précisément, au sujet de cette fameuse tribu dans laquelle échoue Narcisse ?
Un groupe d’individus au comportement incompréhensible… Pourquoi pas, après tout, le nôtre ne l’est pas toujours, lorsqu’on n’en possède pas les codes. Au passage, on note le viol d’une femme devant toute la tribu indifférente… Et ce n’est là qu’un des éléments choquants pour la non ethnologue que je suis. Une autre que moi s’est émue de ce que l’auteur avait offert comme représentation d’une tribu dont on peut à juste titre penser qu’elle est aborigène, faisant œuvre de fiction mais sans respecter l’authenticité des mœurs. Ainsi Stephanie Anderson (membre de l’Association française d’ethnologie et d’anthropologie) souligne que, quelles que soient les peuplades, la pudeur se manifeste au moins a minima et les rites funéraires existent. Bref, elle reproche à l’auteur, sous couvert de se projeter dans un siècle révolu et de se situer dans le domaine de la fiction, de véhiculer des stéréotypes injustifiés et je trouve son argumentaire convaincant. Il rejoint l’impression que j’ai eue, au cours de ma lecture, d’une vision étonnamment simpliste pour ne pas dire tout simplement étonnante (et pour cause, si elle n’est pas avérée) de ces mœurs tribales.
Difficile, dès lors, de voir dans ce roman un éloge de la différence, quand on se demande si cette différence, telle qu’elle nous est présentée, peut exister, quand on s’interroge sur l’humanité des humains décrits …

Enfin, le « parler, c’est mourir » dont Narcisse finit par gratifier le pauvre Octave (et le pauvre lecteur !) qui espérait tant l’entendre narrer ses aventures, mérite un commentaire. Parler, c’est dire l’indicible, l’insoutenable, ce qu’il a fallu endurer pour vivre là-bas. Parler, c’est ce qu’il fallait abandonner pour s’assimiler à ces autres hommes, dont la manière de s’exprimer ne ressemble à rien de ce que nous connaissons. Mais c’est aussi, maintenant, se souvenir et, à nouveau, affronter l’insupportable (là, je ne dis pas en quoi il consiste, c’est vrai, quoi, je ne vais pas spoiler tout le temps). Et c’est aussi une façon habile pour l’auteur (ce n’est que mon avis) d’escamoter son non récit de la vie de Narcisse dans la tribu.

Un mot avant de conclure au sujet d’Octave dont l’intérêt scientifique et humain vire, tout à la fin du roman, au comportement monomaniaque (une certaine quête dans laquelle il s’obstine) : j’ai trouvé cette évolution du personnage qui, longtemps, avait fait preuve d’un grand discernement, surprenante et peu vraisemblable.

« Ce qu’il advint du sauvage blanc » est un roman dont la forme m’a emballée, entre autres parce que l’auteur restitue à merveille le style épistolaire de l’époque et sait ménager une réelle tension narrative. Quant au fond, pour les raisons évoquées ci-dessus, il m’a quelque peu déçue.

« Ce qu’il advint du sauvage blanc », François GARDE
Editions Gallimard (327 p)
Paru en mars 2012

D’autres avis, tous positifs, chez : Leiloona, L’Irrégulière, Constance, Sybilline, Clara, Voyelle et Consonne …

18 commentaires sur “« Ce qu’il advint du sauvage blanc », de François GARDE (OUI… mais !)

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    1. Pas faux ! Je peux te dire que j’ai été atteinte de procrastination (encore plus que d’habitude ;)) avec ce billet : il n’y a pas à dire, c’est mieux quand on aime tout d’un seul bloc, sans avoir à chipoter !

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  1. J’ai eu la chance de m’entretenir avec l’auteur ( il faut que je tape au propre son interview )et comme il l’a dit , il s’est inspiré de la vie de Narcisse. Son but n’était pas d’écrire une biographie mais bien un roman sur l’oubli de son nom et de son langage ! D’ailleurs, les aborigène décrits dans ce livre n’existent pas ! Ils représentent un « patchwork » de l’image que nous avons de l’homme des îles des mers du sud.

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    1. OK, il a voulu écrire un roman « sur l’oubli de son nom et de son langage »… mais je n’arrive pas à y croire, à ce type d’oubli, quand on a l’âge de Narcisse Pelletier. Quant à « l’image que nous avons de l’homme des îles des mers du sud »… eh bien, on va dire que ce n’est pas forcément l’image que j’en avais, moi.
      Quelles que soient les intentions de l’auteur, le lecteur apprécie le résultat, à savoir le roman. Et, pour moi, ça ne fonctionne pas comme l’auteur l’a souhaité, la démonstration ne me convainc pas.

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  2. Ah, ces auteurs qui ne peuvent plus s’empêcher d’utiliser la réalité pour écrire leur fiction… Tout dépend ici du degré de fiction. Si l’auteur fait explicitement référence à une peuplade en particulier, alors oui, il y a de quoi s’alarmer du non respect des descriptions. Mais s’il ne s’est qu’inspiré, sans emprunter clairement, alors on a affaire à une fiction et tout est permis, non ? Idem pour les exagérations : il en fait quelqu’un qui a tout oublié alors que le vrai Narcisse a oublié en partie ? Ça serait embêtant s’il était toujours vivant, mais dans ce cas, c’est plus anecdotique et sert à pousser la fiction vers l’encore plus incroyable (c’est la rançon de la fiction)…
    Je crois que l’auteur ne cherche pas à faire œuvre ethnologique au sens de scientifique, mais plus à engager la réflexion. Il est vrai qu’il aurait dû employer un pseudonyme pour ne fâcher personne…
    C’est pas tout ça, je cause, mais ce livre est sur ma table de nuit, attendant son tour.

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    1. Tu sais, j’avais déjà eu un problème avec « Retour à Kyllibegs », de Sorj Chalandon (en apprenant que l’auteur s’était basé sur son vécu, j’avais voulu voir ce qui s’était passé dans la réalité, pour éclairer un point particulier de la narration qui me turlupinait et je n’avais pas été satisfaite de ce que j’avais trouvé). Mais, cette fois-là, je n’en avais pas fait état dans mon billet, j’avais résolu d’en rester au principe de la fiction, point final.
      C’est ce que j’aurais à nouveau pu faire ici, parce que c’était plus facile que d’essayer de mettre (à peu près) mes réflexions en ordre, mais il y avait trop de points qui m’interpellaient.
      Même si l’auteur ne veut pas faire de référence explicite à une peuplade, il se réfère explicitement à un individu donné, donc le reste semble couler de source, puisque l’individu en question n’a pas atterri dans une peuplade fictive.
      Enfin… tu m’as comprise. Ce qui m’a gênée, c’est qu’il ait repris le nom de Narcisse Pelletier. Qu’il se soit inspiré d’un fait divers, pourquoi pas. Mais puisqu’il s’agissait juste d’un tremplin pour se projeter dans la fiction, quel était l’intérêt de conserver le nom de l’individu et une bonne partie de sa vraie histoire ? Cela me donne l’impression que l’auteur veut jouer sur les deux tableaux : j’utilise la petite histoire, pour donner davantage de crédibilité/authenticité à ce que je raconte, mais comme je suis dans la fiction, je peux dire tout ce que je veux, mon lecteur suivra, la couleur vraisemblable déteindra sur tout le récit.
      Je ne mets pas en cause le fait que l’auteur ait voulu engager la réflexion, mais je n’adhère pas complètement à la manière dont il procède ni ne me figure les peuplades indigènes ainsi qu’il l’a fait dans ses vues « imaginaires ».
      Et à part ça… bonne lecture 🙂 !

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  3. Merci pour le lien.
    Je l’ai lu comme un roman, pas comme une histoire « vraie » ni comme un traité d’anthropologie.
    Le regard porté sur la tribu n’est pas celui d’un spécialiste, c’est celui d’un Français du 19ème siècle. C’est le point de vue adopté par l’auteur et je trouve que c’est justement là ce qui est intéressant. D’où l’impression de voir des « sauvages » car c’est ainsi que Narcisse les perçoit.
    Sur les réactions du personnage et notamment la perte de sa mémoire et de son langage, cela ne m’étonne absolument pas. C’est même un phénomène assez banal, non?

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    1. Banal, je n’en sais rien, d’autant qu’il faut déjà des circonstances exceptionnelles pour que cela se produise. Mais si cela me paraît vraisemblable pour un enfant, pour quelqu’un de plus âgé, je suis sceptique.
      J’ai moi aussi lu ce livre comme un roman, mais comme il s’agit de littérature générale (et pas de SF ou de fantastique), j’attends quelque chose qui me paraisse crédible… et même les sauvages vus par Narcisse ne m’ont pas paru l’être tout à fait.

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  4. Pour semer le doute dans les esprits impressionnables, tu te poses là !! 😉
    J’étais resté sur une réception globalement (voire unanimement) positive de ce roman et voilà-t-y pas que tu me fous le boxon dans ma p’tite têt. Et en plus, je ne peux même pas prendre connaissance de tes arguments sous peine de me faire griller une partie de l’intrigue !!! De quoi devenir chèvre 😀

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    1. Ah, mais me voilà fort désolée de mettre un pareil bazar dans ta petite tête !
      Ecoute, t’as qu’à te dire que la Miss Brize, il a fallu qu’elle coupe les cheveux en quatre (Emmyne dirait « qu’elle chipote » !) et qu’elle se pose des tas de questions là où, apparemment, y faut pas s’en poser 🙂 !
      Blague à part, j’ai hésité à faire part de mes états d’âme livresques, je me dis même, a posteriori, que j’aurais pu regrouper mes rétiences dans une petite formule elliptique sans entrer dans le détail, mais bon, ça me turlupinait alors j’ai voulu mettre mes idées au clair/au propre. Mais, franchement, je crois que ceux qui ont lu le livre ne se retrouvent absolument pas dans les réserves que j’ai émises et les questions que je me suis posées, donc tu peux y aller sans crainte : lis le !

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  5. C’est marrant, car si le problème ne s’est pas posé pour moi dans ce roman, je suis en trin d’en lire un autre qui ne fonctionne pas à mes yeux … Et comme tout est basé sur un problème qui a lieu au début, je ne peux y adhérer, et c’est donc toute l’histoire qui est fichue. Je comprends tout à fait ton raisonnement. 😉

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  6. Merci pour ton coupage de cheveux en quatre, il me permet de voir plus clair dans mes propres réticences vis-à-vis de ce roman que j’ai pourtant globalement apprécié mais avec comme un arrière-goût que je n’arrivais pas à nommer …

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    1. Et merci pour ton commentaire, Athalie 🙂 ! Parce que, quand même, je m’étais un peu pris la tête à rédiger ce billet et je me demandais si ça servait à quelque chose (et à quelqu’un 😉 ) !

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  7. Une très belle critique que je comprends tout à fait. Personnellement, j’ai lu ce livre sans tenir compte de son aspect réaliste et ça m’a certainement aidé à mieux l’apprécier. Je l’ai pris comme un roman fictif…Mais je comprends ton agacement ^^

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