« Journal d’un corps », Daniel PENNAC

Et si, au lieu du journal intime tel qu’on le pratique habituellement, le diariste rédigeait le journal de son corps ?
C’est ce que fit le père de Lison. A sa mort, sa fille hérite des cahiers qu’il a ainsi tenus tout au long de sa vie, de 13 à 87 ans.
L’idée avait germé en lui suite à une enfance particulière, d’où le corps fut quasi-absent, jusqu’à l’incident traumatisant qui vint clore cette période et sur lequel s’ouvre le journal, de façon spectaculaire. Dès lors, ce corps fut l’objet d’une attention particulière, comme en témoignent les traces écrites qu’il a laissées…

Disons-le franchement, j’étais pour le moins sceptique lorsque j’ai eu connaissance du thème de ce roman. Et si ma fille cadette ne se l’était pas offert, je ne pense pas que je me serais précipitée dessus. Mais elle a été enthousiaste, alors j’ai enchaîné et, à ma grande surprise, j’ai lu ce livre en deux jours… et si je n’y prends garde je vais attendre je ne sais combien de temps avant de rédiger ce billet, taraudée comme tout récemment par la crainte de ne pas être à la hauteur.
Parce que c’est quelque chose, ce roman !
Du jamais-lu, d’abord et il fallait oser ce pari un peu fou, effacer, que dis-je occulter l’individu social au sens large (sa psychologie, son évolution personnelle, familiale, professionnelle…) pour ne laisser parler que son corps. On pouvait craindre le pire, notamment dans la dernière partie, que j’appréhendais, où l’auteur risquait, à la manière des personnes plus ou moins âgées que nous connaissons, d’égrener la litanie de ses maux et maladies et le détail des soins apportés, mais l’auteur évite cet écueil, continuant à croquer le réel sans jamais nous lasser.
Car ce « Journal d’un corps » n’ennuie à aucun moment. Les notations les plus prosaïques ne le sont jamais tout à fait parce que, bon sang, c’est Pennac, quand même ! Alors, dès qu’il nous parle de quelque chose (y compris de nos sécrétions ou déjections), ça ne peut pas être qu’anodin ou bêtement trivial : c’est piquant, amusant ou ironique, voire carrément drôle, ou bien surprenant, parce qu’on ne l’avait jamais vu écrit et soit on l’ignorait (notamment quand on est une femme lisant un homme parlant de son corps), soit on ignorait que pour les autres aussi, ah, oui, c’est pareil, quoi qu’il en soit c’est, toujours, intéressant. L’émotion peut sourdre aussi, ou jaillir à toute force, de ce que le corps vit, et elle nous cueille à notre tour au passage.
Et puis, ça fonctionne ! Parce que, même en optant pour ce parti pris faussement réducteur (un homme raconté par le truchement de son seul corps, tel quel mais aussi dans son rapport aux autres), le narrateur nous entraîne dans un récit passionnant, par ce qu’il dit (heurs et malheurs de ce corps) mais aussi par ce qu’il tait ou ce qu’il reconnaît avoir tu, dans certaines notes qui, par moments, viennent s’insérer entre les divers cahiers pour apporter à l’intention de Lison quelques rapides précisions ou une mise en perspective.
« Journal d’un corps » aurait aussi bien pu s’appeler « Une vie », car il dessine le parcours d’un homme dont on saura finalement beaucoup, même si, paradoxalement, on ignorera jusqu’au bout quelle fut sa vie « extérieure », hors quelques indices épars (des études littéraires, un concours, une vie publique au premier plan…). Mais, à l’inverse, le journal intime au sens classique du terme n’est-il pas, systématiquement, incomplet, puisqu’il laisse souvent le corps sur la touche ? De quoi nos vies sont-elles faites, au juste ? Tels sont, entre autres, les questionnements sur lesquels ouvre ce roman, traversant les années, effleurant ou creusant les sensations, comme nous le faisons des nôtres et nous renvoyant à nos propres existences, corporelles mais pas que, parcourues de même par ces séries d’incidents ou d’événements qui nous forgent ou nous laissent leurs empreintes.

Une entreprise étonnante et incroyablement réussie !

Extrait :

                                                                                                                                   Jeudi 11 août 1960
36 ans, 10 mois, 1 jour
A Mérac, que Tijo, Robert et Marianne nous ont vendu […], la chaudière et la douche ont rendu l’âme. J’offre donc aux enfants les joies du débarbouillage à l’ancienne dans le grand tub en zinc où Violette me récurait il y a trente ans […]. Lison dit vite, vite, vite, en aspirant l’air de ses lèvres serrées (« fit’, fit’, fit’ »…), Bruno en appelle officiellement à la réparation de la chaudière, et je débarbouille, au gant, au savon, chaque fois stupéfait par la densité de ces petits corps, comme si je manipulais de l’énergie à l’état brut, toute l’énergie de deux existences à venir fantastiquement ramassée dans cette chair d’enfant si compacte, sous cette peau si douce. Plus jamais ils ne seront aussi denses, ni les traits de leurs visages aussi nets, ni si blanc le blanc de leurs yeux, ni leurs oreilles si parfaitement dessinées, ni tissé si serré le grain de leur peau. L’homme naît dans l’hyperréalisme pour se distendre peu à peu jusqu’à finir en un pointillisme très approximatif avant de s’éparpiller en poussières d’abstractions.

« Journal d’un corps », Daniel PENNAC
Editions Gallimard (390 p)
Paru en février 2012

L’avis de Cuné (tout aussi convaincue).

52 commentaires sur “« Journal d’un corps », Daniel PENNAC

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  1. Il est sur ma LAL! J’aime beaucoup l’écriture de Daniel Pennac et j’ai hâte de le découvrir dans ce registre.
    (J’espère un jour avoir l’opportunité de te croiser sur Lille ;))

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  2. Je suis vraiment intriguée par le sujet que je n’aurais jamais imaginé traité par Pennac ! Ta note donne très envie, surtout que j’ai beaucoup d’affection pour les livres de cet auteur.

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  3. J’aime bien Pennac en général, à l’exception de son « Dictateur et le hamac » dont je n’ai pas pu venir à bout. Mais là, comme toi, je suis vraiment sceptique. Je regarderai à l’occasion, mais ton avis plus que positif ne suffit pas à me pousser à l’achat.

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    1. Ma fille l’avait acheté, une chance, car sinon je ne suis pas certaine que j’aurais franchi le pas.
      Bon, je te dirai qu’après, je lui ai proposé de le racheter (on ne se refait pas : quand j’ai adoré un livre, j’aime l’avoir dans ma bibliothèque)… mais elle a refusé, la bougresse. M’en fiche, d’abord, je me l’achèterai quand il sortira en poche.

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    1. Oui, le sujet surprend et laisse, pour le moins, dubitatif. Et pourtant, à l’arrivée, on a un sacrément bon bouquin !
      (avec un personnage très important… qui s’appelle « Violette », c’est un signe, non ?)

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    1. Ah, je suis contente que l’extrait te plaise, j’ai vraiment flashé dessus quand je l’ai lu !
      (mais il y aurait, tu t’en doutes, des tas d’autres extraits à citer, d’ailleurs j’aurais bien aimé les repérer dans la marge, mais je n’ai pas osé toucher au bouquin de ma Miss (valait mieux pas, d’ailleurs !), donc j’avais juste noté la page de celui-ci sur mon marque-page).

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  4. Contrairement à toi, j’ai tout de suite été tentée par ce roman, c’est audacieux de nos jours de parler vraiment du corps. Mais je résiste parce que je suis forte moi Madame et je ne cède pas à la première tentation ! Il vient dans ma librairie le 15 mars, çà va être difficile de résister.

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  5. Le titre ne m’a trop inspiré en le lisant mais visiblement c’est une erreur de ma part. S’il t’a plu à ce point je devrai allez le regarder de plus près alors.

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  6. J’avais également un avis mitigé (peur de l’ennui, peut-on dire tant de choses sur un corps ?) mais c’est Pennac et donc c’est réussi. Je le lirai c’est sûr !

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  7. Bonsoir Brize, pour résumer, il va falloir que je lise. Peut-être va-t-on me l’offrir pour mon anniversaire (dans un mois)? Je suis sûre que c’est très bien. Bonne soirée.

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    1. Ce serait une trèèès bonne idée de cadeau d’anniversaire (dis, tu crois qu' »ils » vont y penser tous seuls ? faudrait peut-être le leur suggérer discrètement… enfin pas trop discrètement 😉 !) !
      Bonne soirée à toi aussi, Dasola .

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  8. Ah j’étais curieuse d’avoir un avis sur ce roman. J’adore Pennac. Et bon, quatre parts de tarte !

    (suis triste de pas t’avoir vue la semaine dernière …)

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    1. Eh oui, les quatre parts, je ne les donne pas facilement, tu me connais, mais là, c’était sans aucune hésitation !
      (et moi aussi, j’aurais beaucoup aimé te voir, mais ça tombait mal, c’est vraiment dommage)

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  9. Effectivement, ce n’est pas si souvent qu’on voit une tarte complète ici ! 😉
    J’étais déjà de toutes façons plus que tentée : par la personnalité de Pennac et les excellents souvenirs de lecture que j’ai grâce à lui et par le bien qu’on dit de ce bouquin … encore pas lu d’avis négatif ! Tu ne fais qu’accélérer le processus , grrr !!! 😉

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    1. Bah, des avis négatifs, il finira bien par y en avoir, à un moment ou à un autre, à mon avis pour des raisons de sensibilité/réceptivité, car le talent de Pennac ne fait pas de doute.

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  10. J’aime beaucoup Pennac (plus particulièrement toute sa saga Benjamin Malaussène, que je recommande vivement) aussi j’ai bon espoir pour celui-ci. Après avoir lu ce billet j’ai d’autant plus hâte 😉

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  11. j’aime beaucoup Pennac et je n’avais pas encore entendu parler de ce titre… j’avoue que ça ne m’emballe pas, mais comme bien souvent, je finirai par te faire confiance et comme bien souvent, aimer, je pense, j’espère!

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  12. Moi aussi, je suis sous le charme total de ce roman et comme toi, je vais prendre un peu de temps pour voir par quel bout le prendre pour écrire mon billet. C’est un vrai coup de coeur pour moi. Et j’ai la chance qu’il vienne près de chez moi le 15 mars (oui, comme Aifelle que je reverrai par la même occasion). J’ai hâte de l’entendre parler de ce livre.

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    1. En réalité, je n’ai guère pris de temps, je me suis lancée en me disant que, aussi imparfait qu’il soit, mon billet témoignerait de mon enthousiasme :).
      Et ça va être une super rencontre, jeudi prochain, je comprends que tu t’en réjouisses d’avance !

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  13. Cela fait quelques semaines que j’hésite devant ce roman en librairie…mais ton avis enthousiaste et la qualité de ton billet m’ont décidée : je vais le lire ! Merci

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